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Lorsque j’avais essayé d’expliciter mon attachement au Father, Son, Holy Ghost de Girls, je m’étais focalisé sur ce couple attraction/répulsion que dégageait le disque et qui en poussant successivement dans un sens puis dans l’autre me donnait systématiquement envie d’y revenir. En apprenant la séparation du groupe, je n’ai pas été surpris. Sans chercher à identifier les acteurs de chaque camp, il y avait clairement deux groupes qui s’opposaient au sein de Girls, l’un étant là pour jouer les garde-fous de l’autre, pour empêcher Christopher Owens de sombrer encore plus dans la mièvrerie et dans le mauvais goût. Mais Christopher Owens, lui, avait l’impression d’être seul à la barre : en tant qu’unique songwriter du groupe, il prenait toutes les décisions, et les garde-fous, rapidement, ont dû commencer à ressembler à des contraintes, à des empêcheurs de tourner en rond.

Il y avait ainsi une vraie crainte à voir Christopher Owens livré à lui-même, à la tête d’un projet unique où rien ne pourrait contrebalancer son rapport affecté à l’amour. En fait plus globalement, on voyait mal comment ce personnage qui toute sa vie a vécu dans des structures familiales très fortes – pour le pire et pour le meilleur : au sein des Children of God jusqu’à 16 ans, puis avec la communauté punk d’Amarillo ou plus tard avec le groupe d’artiste qui trainait avec Stanley Marsh, et enfin évidemment au sein de Girls – allait-il gérer avec le fait de ne rendre de compte à personne. N’allait-il pas être happé par ce trop-plein de liberté ? Clairement, on pouvait craindre de le voir se lancer dans un space-opéra sentimental dégoulinant et/ou livrer un album où l’introspection n’aurait pas de limite, où l’on se mettrait à nu dans le sens vulgaire du terme (ce que font de nombreux artistes au moment où sonne l’heure de l’album solo).

Et à la première écoute de Lysandre, il est vrai que nos craintes semblent se confirmer. D’abord il s’agit d’un album concept qui raconte son histoire d’amour, aussi brève qu’intense, avec une femme, la Lysandre en question, rencontrée lors de sa première tournée européenne, au Midi Festival 2008 à Hyères. Ensuite Christopher Owens ne s’y fixe plus aucune limite : envolées un peu nigaudes, collection de sonorités ringardes sans que rien ne soit fait pour les mettre au goût du jour (flûtes traversières gentiment ridicules, saxophone à la démarche éculée, et instrumentaux santanesques)… tout y passe. Et pourtant tout passe. Mieux que ça, même en ne jouant que sur la répulsion, on reste admiratif devant ce songwriting si naturel et si sincère qu’on lui pardonne tout.

Car, contrairement à ce que l’on peut croire à la première écoute, le mauvais goût de Christopher Owens reste toujours borné par son talent, et lorsque l’on observe le projet Lysandre dans son ensemble, c’est un tout autre tableau qui apparait, celui d’un projet humain, à la fois plein d’égo et d’humilité. Durant son histoire d’amour avec Lysandre, Christopher Owens a composé une mélodie, un thème qui est tout ce qui lui reste de cette relation. Et c’est à travers lui qu’il va se souvenir et créer son album et ses chansons. Cette trace auditive réelle va être la porte d’entrée à la transposition de cette histoire en un album, le tout en ne laissant volontairement pas le temps au cœur de prendre du recul et d’oublier, dans le but de conserver les sentiments intacts.

Et c’est ça qui est génial avec Lysandre. On pourrait croire qu’il allait en profiter pour analyser sa vie, pour faire un point sur la notion de famille, de groupe, mais non, une fois de plus il ne parle que de filles et d’amour, et d’une manière complètement différente à celle de Girls. Avant Christopher Owens ne parlait que de l’amour avec un grand A ; il déblatérait sur l’âme sœur, sur combien il avait besoin d’aimer et d’être aimé. Mais là, se retrouvant seul, il livre un projet bien plus modeste et raconte juste son passé proche récent ; on est dans le concret, on est plus dans la grande tournure.

Alors qu’il a vécu une enfance plus que mouvementée, son  parcours unique, qui a dû laisser de nombreuses séquelles, aurait dû être au cœur de son partage d’expérience. Les vies atypiques (positives ou tragiques) sont habituellement la matière première de la création, un tremplin qui permet d’affirmer sa différence et d’exploiter son particularisme. Mais cette façon d’user de ces fêlures et de passer pour une bête de foire, Christopher Owens n’y tient pas. Ce n’est pas une question de pudeur – il n’en a pas vraiment –, mais plus de partage. Il préfère s’attarder sur des traumatismes que tout le monde expérimente un jour, et dans lesquels tout le monde se reconnaîtra – à savoir l’histoire d’amour et la rupture qui en découle forcément – plutôt que de s’apitoyer sur ses traumatismes d’enfance. Comme il dit dans Love Is in the Ear of the Listener : « And everything I say has been said before ? Well, everything to say has been said before. And that’s not what makes or breaks us up ». On est dans l’autobiographie sans esbroufe.

Pourtant, il ne faut pas croire que Lysandre est un album que l’on s’approprie, un album où on se glisse dans la peau du personnage – en tout cas si c’est l’objectif, le résultat est plutôt raté. A aucun moment, on ne fait vraiment de parallèle avec nos propres histoires ; il n’y pas de télescopages ; on ne visualise jamais son ex, on ne pense qu’à Lysandre. La raison est que Christopher Owens prend toute la place (dans le bon sens du terme). Il écrit sur lui, sur ses peines, sans se ménager et sans jamais chercher à amoindrir l’égocentrisme avec lequel il le fait. Il vient ici pour parler de lui, pas pour parler de nous, et c’est pour cela que Lysandre se vit comme une histoire avec un début et une fin, une histoire où il n’y pas de place  pour le spectateur, donnant ainsi l’effet d’une œuvre compacte et bornée qui aurait sa vie propre. Car lorsqu’il chante sur Here We Go, « If your heart is broken, You will find fellowship with me », il ne cherche pas en réalité à interpeler l’auditeur pour lui dire de se joindre à lui, il cherche juste un auditoire. C’est lui qui reste sur scène et lui seul.

Nombreux sont ceux qui ont eu envie de rapprocher Lysandre à la fameuse Histoire de Melody Nelson de Serge Gainsbourg tant il s’agit de deux courts albums concept centrés autour d’un thème musical et scénaristique qui s’étale tout au long du disque. Effectivement les deux albums dégagent le même genre de charme et leur durée en font de petits films qu’il est facile de projeter dans sa tête. Mais là où l’album de Gainsbourg avait un pur aspect cinématographique (le disque ressemblant à la fois à la BO d’un film imaginaire, voix du narrateur incluse, et aux grandes lignes d’un scénario complet en devenir), Lysandre, au contraire, se présente comme une histoire musicale complète, comprenant déjà 100% de la matière ; d’un côté il y a une trame en partie vierge où l’imagination de l’auditeur va pouvoir dessiner les parties manquantes, et de l’autre, une nouvelle déjà finalisée, un présent intime que personne d’autre que Christopher Owens n’aura le droit de s’approprier.

Le style de Christopher Owens ne s’en impose que plus facilement : ces solos si caractéristiques, cette basse qui n’est jamais timide, sa manière de jouer avec sa voix comme s’il s’agissait à la fois d’une tragédie grecque et d’un pur amusement, et surtout son songwriting lumineux, ne manquent jamais leur but. On oublie toutes les sorties de routes. Mieux que ça : on les intègre comme un élément essentiel du voyage. Elles sont la preuve qu’il ne joue pas. A chaque fois que notre sourire pourrait s’affaisser, il se passe quelque-chose dans les morceaux. Il y a sens certain de la reprise comme sur New York City et Here we go again ; les chansons ont beau être très compactes, il y a un vrai dynamisme en elles.

Enfin, et c’est peut-être la cerise sur le gâteau, ce qui transforme Lysandre en projet bien moins niais qu’il n’y parait, c’est qu’en exposant cette histoire d’amour de son passé, Christopher Owens crée une situation gênante pour son présent et son futur. Effectivement, l’un des membres de son groupe live actuel n’est autre que sa nouvelle copine, et chaque soir elle doit, dans l’ombre, l’écouter chanter au sujet d’une autre : « And anytime I think about you now, I come undone ». Ça me fait penser au Lys dans la vallée de Balzac : à force de parler de la puissance de ses anciens amours à ses nouvelles passions, à force de vouloir jouer la carte de la transparence, on finit par se brûler les ailes. Et le pire c’est que Christopher Owens en a bien conscience. Mais c’est plus fort que lui, et c’est qui fait que Lysandre semble parfois si essentiel.

Références :
>> Interview de Christopher Owens par J. Spaceman