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100 ans. Comme une guerre, comme un siècle.

Tiens, le XIVème, par exemple… La période est pour le moins rude.

La Peste tue ¼ de la population européenne. Au bas mot. Quand ce n’est pas la Peste qui les envoie six pieds sous terre, les hommes prennent un malin plaisir à s’embrocher les uns les autres, avec une petite préférence pour l’embrochage franco-anglais, bien avant que le principe d’Entente Cordiale ne viennent aplanir des relations historiquement musclées (et je ne parle pas ici de rugby ni de pacte budgétaire…). Quand la guerre se tasse entre les deux belligérants, les mercenaires démobilisés errent sans but dans les campagnes à la recherche de menus larcins à commettre (avec embrochage de paysans si l’occasion s’y prête…). Sans compter avec des dérèglements climatiques qui perturbent sensiblement une agriculture peu au fait des techniques de production intensives, une certaine hostilité – déjà… – à l’égard des Juifs (virés du royaume de France par Philippe Le Bel qui saisit leurs biens), de stupides querelles de clocher pour savoir qui d’Avignon ou de Rome aura le plus grand Pape…

Et au milieu de tous ces immondices, quelques instants de grâce : Dante et sa « Divine Comédie», Giotto et ses fresques, Marco Polo, Chaucer et ses « Contes de Canterbury», « Le Roman de Renart » ou « Le Decameron » de Boccace…

En gros, le Moyen-Âge a de faux airs d’enfer sur Terre. De là à ce que Satan vienne faire un petit séjour en Europe histoire de remettre tout ça d’équerre, il n’y a qu’un pas qui sépare le XIVème siècle de l’Apocalypse.

L’intérêt de Christopher Hittinger pour cette période provient d’une panne d’inspiration liée à la fin du monde. Lassé de ses recherches sur la thématique (les histoires de zombies, de vampires, les survival post-apocalyptiques et autres divers récits-catastrophe fleurirent tous azimuts à l’aube du XXIème siècle jusqu’au paroxysme maya de l’an dernier), il s’intéressa à ce fameux siècle de la Peste Noire. En terme d’efficacité ravageuse, cette contagion ferait presque passer la Guerre de 14-18 pour une grippe saisonnière…  Alors, faute d’idée neuve pour raconter une histoire autour de la fin du monde à venir, il opte pour le récit d’une époque qui s’est auto-détruite, et dont les ruines auront servi de terreau à la Renaissance.

Dans Le Temps est Proche, l’exercice de Christopher Hittinger consiste donc en un mélange d’une approche objective – raconter le XIVème siècle en s’appuyant sur les données historiques, dans l’ordre chronologique, année après année – et une vision subjective – des saynètes inventées, des strips teintés d’ironie et de cynisme pour mieux refléter la folie de l’époque. Et puisque Christopher Hittinger exerce le métier de graphiste, Le Temps est Proche est avant tout un parti-pris illustratif d’une grande diversité, tant dans la mise en scène des cases que dans leur alternance formelle. C’est ainsi que cohabitent et se succèdent dans un large exercice de style des strips de 3 cases, des gravures qu’on dirait extraites de manuscrits de moines copistes, des planches de bande dessinée traditionnelles, des vignettes uniques, des caricatures proches du dessin de presse… La palette est large pour illustrer cette sombre période de l’Histoire, notamment dans la galerie de personnages déployée par Christopher Hittinger, bestiaire varié et séduisant qui semble cligner de l’oeil vers celui du Roman de Renart.

L’aspect formel du Temps est Proche est plus intéressant que sa dimension documentaire (forcément succincte du fait du choix du mode « zapping »), dont on devine qu’elle n’est qu’un argument efficace pour laisser s’exprimer le dessin tout de noir vêtu de Christopher Hittinger. Toutefois, le parallèle entre ce Moyen-Âge glauque et des périodes de l’Histoire plus contemporaines saute aux yeux dans ce livre : pandémies, guerres, affrontements religieux, génie artistique, cupidité humaine, alternance de cycles vertueux et de rechutes décadentes… traversent les siècles sous des formes différentes mais toujours aussi tenaces. Comme si le temps du renouveau, attendu avec impatience, s’accompagnait en chemin du risque permanent du déclin.

Le Temps est Proche  est en soi l’expression même de son sujet : trouver une forme de beauté, d’esthétique au milieu du désastre, extraire un peu de lumière au sein de la plus grande noirceur. Et faire cohabiter comme par miracle le meilleur et le pire.