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Pas besoin de conserver le même nom pour savoir qu’il s’agit du même projet : lorsqu’on tient Amok entre les mains, avec sa pochette montagneuse en noir et blanc, et son packaging qui se déplie en accordéon, la continuité avec The Eraser est implicite. Les deux albums possèdent un processus de création commun (le duo Yorke / Godrich) et un rapport similaire à l’électronique (le second réfléchissant à l’humanisation du premier). Pourtant, une différence importante les sépare : le sens du collectif. Le collectif, cette  notion qui est si importante pour Thom Yorke et qui en dit long sur lui. Car de tous les artistes de sa renommée,  Thom Yorke est peut-être un des rares à faire passer le groupe avant sa petite personne. Une des choses que l’on peut d’ailleurs préférer chez Radiohead, c’est son unicité : 20 ans d’existence et pas un seul changement de line-up, et ce chez un groupe qui ne s’est jamais laissé porter par le consensus. Ses membres ont beau être aventureux, Radiohead est resté l’histoire des mêmes cinq mecs. Et ce qui est incroyable ici, c’est que la première chose que Thom Yorke fait lorsqu’il se retrouve en solo dans un exercice lui permettant justement de vivre en dehors du collectif, c’est de justement recréer cet esprit de groupe. Car Atoms for Peace n’est pas le live band de The Eraser, pas plus qu’il n’est un regroupement artificiel de musiciens stars, c’est une entité qui a du sens. Je parle au niveau des hommes, pas au niveau de l’écriture – l’album ayant été assemblé et remodelé par Yorke / Godrich, Atoms for Peace ne fonctionne pas (encore ?) comme un collectif équilibré. Car malgré le fait qu’il s’agisse de Thom Yorke et d’une musique en partie exigeante, l’un des premiers moteurs du groupe semble être le fun et l’envie de jouer ensemble. Nombreux sont ceux qui se sont étonnés du rapprochement entre Yorke et Flea – leurs mondes étant il est vrai parfois très éloignés –, alors qu’in fine la vérité est simplement que ces deux-là trippent bien ensemble, et ce probablement au-delà de toute considération musicale. La démarche de réflexion sur l’humain / non humain que propose l’album s’inscrit aussi dans ce contexte : Yorke et ses machines vs Yorke et ses potes.

Tout au long de l’album s’opère une valse incessante entre les instruments et les sons électroniques. Mais il ne s’agit pas d’une énième cohabitation entre les deux pôles les plus catégorisables de la musique.  Non ici c’est plus une question de modularité. Lorsque Thom Yorke parle d’humaniser la machinerie électronique, quand il parle de donner de la chair à l’ensemble, ce n’est pas une posture. Atoms for Peace ne se contente jamais de mélanger – d’ailleurs à aucun moment on a envie d’employer le mot electro-pop –, il réfléchit à ce qui lie les sons et en même temps les distingue (Before your very eyes). A la première écoute, on peut reprocher à certains morceaux de manquer de chute, que les climax ne débouchent sur rien. Mais en réalité, c’est justement dans ce basculement entre deux zones, de la prédominance humaine à la prédominance électronique, qu’Atoms for Peace puise son sens. Comme chez Caribou, il y a une opposition perpétuelle entre une musique qui se veut charnelle, abordable, dansante presque, et la perception implicite que tout ce qu’on écoute est le résultat d’un travail millimétré qui a demandé des heures et des heures de travail. Sur Ingenue des stalactites s’entrechoquent et créent l’image d’une cavité dans laquelle résonne la chanson, et on est alors à mi-chemin entre le décor, qui aurait même pu tendre vers le field recording, et la manipulation de production. Du coup un bon moyen d’apprécier Atoms for Peace est justement de se poser à chaque instant cette question : qui a le lead ici ? Est-ce les machines ou est-ce l’humain ? Des doutes et des réponses successives nait l’intérêt pour cet album.

Du coup on s’interroge sur la place du chant au milieu de cette démarche, ce chant yorkien bien connu qui, lui, reste humain du début à la fin, qui n’est jamais déformé, qui ne suit jamais le même traitement que la musique. On en arrive à se demander s’il est nécessaire, ou si du moins il n’est pas trop présent. La voix de Thom Yorke est un point d’entrée au disque, un moyen de mettre les projeteurs sur Amok. On comprend bien la stratégie : cette voix est un appât pour ceux qui n’auraient pas naturellement franchi le pas. Mais une fois le doigt mis dans l’engrenage, une fois l’album lancé, il aurait été intéressant de voir cette voix s’effacer, se fondre dans la musique, et devenir transparente et fantomatique. Mais c’est comme si Thom Yorke, malgré toutes ses bonnes intentions,  n’arrivait pas à passer ce cap. Pourtant nul doute qu’il est animé par la volonté de rendre lisible l’imbrication et le discours entre les machines et la Terre, comme un miroir à son discours sur la politique et l’écologie.

D’ailleurs tout l’album est en phase avec sa vision politique d’un monde complexe dont les problématiques doivent être expliquées clairement : d’un côté la complexité de la structure, de l’autre l’évidence du ressenti. Car on ne peut reprocher à Amok ni un manque d’ambition (les chansons sont pleines de surprises et ne jouent jamais la carte du refrain) ni un manque de chaleur (c’est en soi même un album plutôt sexy qui ne néglige ni le groove, ni le chant, plus sensuel qu’à l’accoutumé de Thom Yorke). On sait Yorke DJ à ses heures perdues. De cette expérience, il retire évidemment un goût certain pour la dance music, mais plus encore un talent et une envie de mixer les publics, de fédérer, de trouver le truc qui parlera au cerveau et aux jambes (et pourquoi pas au cœur). Là encore, c’est le sens du collectif et de ce qu’il se passe quand des gens qui n’ont pourtant rien en commun se retrouvent dans la même salle et dansent.

Amok est un album dont le processus de création a composé avec l’imprévu, le hasard et les agencements inopinés ; un « bordel organisé » comme dit Yorke lui-même. Et à côté de ça, au-delà, des heures de fignolages qu’il a demandé, il dégage une belle cohérence dans son développement et  dans son concept, bien plus que le dernier Radiohead par exemple. Il en découle aussi surtout qu’à 44 ans, Thom Yorke a toujours « envie », qu’il n’est absolument pas blasé, et que, malgré ses succès, malgré l’estime démesurée que son groupe a, à un moment, suscité, il n’a pas l’impression d’être arrivé et d’être intouchable.

Du moins, s’il se sent parfois intouchable, c’est plus par conviction en ses envies, que parce qu’il croit avoir déjà tout accompli. On peut d’ailleurs voir les paroles de Judge and jury, executioner comme une réponse aux critiques qui lui ont été faites sur la direction que prenait sa musique, sur cette passion pour les rythmes et l’électro qui ces derniers temps auraient déséquilibré les albums de Radiodead : « Don’t worry, baby. It goes right through me. I’m like the wind and my anger will disperse […] I went for my usual walk. Just tell it like it is ».  Tout cela coïncide parfaitement avec son projet, celui de faire partie de l’avant-garde musicale, tout en restant un type qui veut juste boire des coups et danser avec les potes. Son sens du collectif doit ainsi parfois rentrer en collision avec ses ambitions. Mais, à voir comment il s’en sort, l’équilibre qu’il trouve entre intellectualisme et spontanéité est peut-être la meilleure réponse aux questions que posent ce Amok.

Atoms for Peace propose ainsi une réflexion intéressante sur l’humanisation, et ce sans jamais prendre l’auditeur de haut, sans jamais faire passer le concept avant la musique. Qui plus est, il offre un regroupement d’artistes potentiellement improbable sur le papier, qui s’avère au final surprenant tant les compétences de chacun sont finement utilisées (il faudrait s’attarder plus longuement sur les excellentes prestations de Joey Waronker et Mauro Refosco). Amok se fonde aussi sur une méthode de travail inhabituelle, à la fois très humaine (les jams des sessions) et excessivement froide (le travail de puzzle de Yorke / Godrich) pour un résultat riche et long en bouche. Thom Yorke y livre par ailleurs une prestation vocale de qualité à la fois sensuelle et émotionnelle. Les morceaux, quant à eux, ne lassent pas, ne tournent pas en rond, et lorsqu’ils trébuchent, ils le font avec la malice de celui qui aime tomber pour expérimenter la chute. Au moment du bilan, tout cela débouche ainsi sur un projet qui, pour moi, répond tout à fait à ce qu’on peut attendre d’un disque en 2013.

>> Références :
Thom Yorke : l’interview fleuve par Thomas Burgel