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Lana Wachowski : la lumière transgenre

Cloud Atlas : sortie le 13 mars 2013. Durée : 2h44min

Par Alexandre Mathis, le 18-03-2013
Cinéma et Séries

Tenir un discours moral dans son art, c’est bien. L’appliquer et oser aller au bout de ses idées, c’est bouleversant. De la fratrie Wachowski, cinéastes passionnants constamment à la recherche de l’anticonformisme, Larry aura passé un cap jusque-là inédit dans le monde du cinéma. « Il » est devenu « Elle », Larry se mua en Lana. Plus qu’un changement de sexe, plus qu’une actualité people-voyeuriste, c’est bien une révolution spectaculaire qui s’opère. La réalisatrice arbore des dreads roses et son bagout joyeux comme étendards de rébellion. Et pourtant, aucun scandale ne point, aucune voix réactionnaire ne s’élève, et tant mieux. C’est que Lana et son frère Andy forcent le respect. Après avoir mis à leur pied Hollywood avec le triomphe surprise de Matrix, le duo n’a cessé de cultiver sa marginalité en l’inoculant à l’intérieur du cinéma américain. Les échecs critiques (et en partie publics) de leurs films suivants (les deux autres Matrix, Speed Racer et maintenant Cloud Atlas) n’ébranlent en rien leur volonté monomaniaque.

Néo dans Matrix faisait le choix de sa destinée. Tout le monde garde à l’esprit les deux pilules, la rouge et la bleue. “You’ve been living two lives. One of these lives has the future and one of them does not”, rappelait l’agent Smith. Plus encore qu’une symbolique d’élu divin attaché au personnage principal, les Wachowski parlent de la capacité de se libérer de ses chaines, d’accéder à la connaissance (la caverne de Platon) et de devenir des entités vivantes libres. Tout leur cinéma réfléchit sur sa capacité d’émancipation et d’oser la Révolution (textuellement le titre du troisième Matrix). En affirmant sa singularité, on crédibilise son message politique. Lana a opéré sa singularité et l’affiche au monde comme une normalité. Vu de l’extérieur, sa transformation n’a pas l’air d’avoir été un évènement particulier, tout au plus une évolution naturelle. Ses yeux nous disent : « je vois bien que vous me dévisagez. Vous êtes bizarres, vous n’avez jamais vu une femme ? » C’est en réalité une carapace devant la peur du coming-out mais elle le joue si bien. La transformation de Larry en Lana est le fruit d’un besoin profond qui la travaillait depuis l’école.

Dans le tentaculaire Cloud Atlas, six histoires s’entremêlent : une épopée à l’époque de l’esclavage, une aventure sur une autre planète, un polar centré sur Halle Berry, une variation SF de Soleil Vert en Corée, une comédie grinçante sur un homme qui se retrouve contre son gré en maison de retraite et une romance dramatique entre deux homosexuels des années 1930. Dans cette dernière partie, les deux jeunes hommes vivent leur homosexualité comme Lana vit son changement de genre. La société réprime la pédérastie, ils ont conscience du danger mais ils aspirent déjà à la normalité la plus totale. Certes, ce segment du film est réalisé par l’acolyte Tom Tykwer (Cours Lola Cours). Mais Cloud Atlas, plus que de créer une réflexion générale sur la vie et la réincarnation, n’encouragerait-il pas à une mue au sein de sa propre vie terrienne ? Chaque héros se bat contre une convention. Un homme s’élève contre l’esclavage, un autre contre la fatalité de finir en maison de retraite, lui qui n’a rien d’un vieillard à bout de souffle, une clone enfin contre sa condition de femme-objet.

Lana sert de pygmalion à ces changements de peau. Chaque acteur joue plusieurs rôles. Un homme peut devenir femme et inversement. Les maquillages et prothèses servent à jouer à cache-cache faisant fi des époques et des contrées. Le résultat ne convint qu’à moitié mais il fallait oser faire jouer un coréen à Hugo Weaving. Un élément matériel (une lettre) ou immatériel (une symphonie) répercute les vies suivantes. Par exemple, le récit de l’aventurier anti-négrier influence la composition d’une musique des décennies plus tard. Ainsi, les histoires individuelles se lient, résonnent ensemble pour que les mouvements successifs forment un grand tableau, une « cartographie des nuages » si on s’en réfère au titre. Speed Racer ne faisait-il pas déjà le même processus ? A partir de l’héritage paternel, le héros s’émancipait des carcans guidés par son époque. Le film emmagasinait un siècle de rapprochements entre le cinéma d’animation et la prise de vue réelle pour faire cette folie graphique incomprise à l’époque. De Gertie le dinosaure à Mario Kart, ce film de courses inspiré d’un dessin-animé japonais concrétisait l’envie de non-conformisme des Wachowski.

On peut ne pas gouter à l’esprit mystique de Cloud Atlas, ou y rester indifférent. Mais en plus de reconnaitre une forme de virtuosité technique, difficile de ne pas ressentir l’envie des réalisateurs de communiquer avec nous. Ils semblent nous dire : « voilà ce qu’on vous offre, amusez-vous dedans, cherchez votre place, on vous accueille les bras grands ouverts ». C’est le propre de l’art : offrir un langage propre à l’échange. Aussi mystérieux soient-il, Lana et Andy transpirent la bonté familiale. L’humilité cohabite avec l’ambition. Aussi fou soit leur univers, personne ne peut les accuser de cynisme ou de foutage de gueule envers le spectateur. On a bien des réserves sur Cloud Atlas, tout n’y est pas parfait, notamment dans ce schéma fragmenté où le montage prend en main des histoires fondées sur l’effet papillon. Pourtant, encourager un tel cinéma, c’est affirmer l’envie d’avoir des objets ambitieux. Le film, en dehors de la Chine, ne connait pas un grand succès. Lana et Andy n’arrivent pas à renouer l’élan enthousiaste de Matrix. Paradoxalement, le pari est réussi. Par touches, ils affirment leur emprunte sur le cinéma mondial. Si personne n’a raillé les changements de Lana, c’est peut-être aussi pour ça. Beaucoup de monde aimerait prendre part à leur cinéma. Des producteurs de tous horizons ont financé de manière indépendante Cloud Atlas (mais ni aux États-Unis, ni en France), devenant le film indépendant le plus cher de l’histoire, les acteurs se battent pour travailler avec eux. Leur travail trouve l’équilibre entre expérimentation et construction cinématographique plus classique. L’anticonformisme sert de vecteur à la transformation pour aboutir à une autre normalité, plus humaniste. En voilà un beau leitmotiv philosophique. La figure transgenre comme parangon d’innovation : un puits de lumière dans l’océan obscure d’un Hollywood frileux.