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Carrières Modernes #2 : Artistes sans structure

Par Benjamin Fogel, le 16-04-2013
Misc
Cet article fait partie de la série 'Carrières Modernes' composée de 10 articles. Un essai de Playlist Society sur les carrières atypiques de musiciens et artistes aux bornes des schémas classiques. Voir le sommaire de la série.

Notre rapport à l’art, ou plutôt ce que les industries ont fait de lui, pousse les artistes à être de plus en plus omniprésents afin d’espérer créer des ponts entre leurs œuvres et leur public. Au niveau de la musique, que l’on soit dans une vision classique de l’industrie (labels, chaines interminables d’intermédiaires) ou que l’on regarde vers demain (dématérialisation des supports, proximité avec le public), l’aspect créatif représente un pourcentage toujours de plus en plus faible du temps que l’artiste consacre à sa carrière. Les relations avec les labels et les tourneurs, la production (dans une vision purement technique), les tournées promotionnelles, les interviews, la gestion de l’image, la présence sur les réseaux sociaux, les partenariats (publicité…), les questions de droits, tout cela constitue des actions qui décorrèlent l’artiste de la création, au point que la création en elle-même ne devienne qu’une part anecdotique d’un processus bien plus vaste, où la qualité des chansons n’est plus au cœur du débat.

Curieusement, même si on énonce ici une lapalissade, rares sont encore les artistes à choisir une autre voie et à limiter les interactions avec l’industrie en générale. Peut-être est-ce parce que la création intrinsèque n’est plus leur but, et que créer ce fameux lien avec le public (première étape vers la starification) est la seule chose qu’ils recherchent. Ou peut-être est-ce au contraire de notre faute à nous, parce que nous ne reconnaissons pas comme artistes ceux qui ne mènent pas une carrière telle que nous l’entendons : une carrière classique, avec une structure, des albums et des concerts. Le constat est simple à vérifier en prenant l’exemple des écrivains : n’est considéré comme écrivain que celui qui est « signé » et « publié ». Pour le reste, vous pouvez bien avoir écrit des dizaines de bouquins disponibles en téléchargement gratuit sur votre site que vous ne serez jamais considéré comme un « écrivain ». Pas tant que l’industrie ne vous aura défini comme tel.

Parce que tout cela est épuisant et parce que souvent le jeu n’en vaut pas la chandelle, certains artistes s’évertuent à tordre le sens qu’on donne au mot carrière. Ils vivent bien par et au travers de leur musique, mais ils le font via leur propre système en s’assurant toujours que la musique soit à la base de tout et qu’elle ne devienne pas la conséquence d’un simple projet professionnel. On pourra penser qu’il s’agit d’artistes qui n’ont pas réussi à trouver des structures (labels, agents, tourneurs & co) prêtes à les héberger et que c’est une situation d’échec qui les a poussés vers des voies alternatives. Mais en vérité, cette orientation relève le plus souvent d’une incapacité à rechercher ces fameuses structures et d’un désintérêt certain pour tout ce qui ne concerne par leur musique. On ne parle pas de ceux qui veulent simplement jouer pour le plaisir, nous parlons de ceux pour qui leur carrière, au sens discographique du terme, est trop importante pour qu’ils ne la mènent pas à terme dans leur coin.

Les exemples et les choix sont alors nombreux. Le premier qui vient à l’esprit est sans doute Daniel Johnston dont la diffusion des chansons, via des cassettes sur lesquelles il collait ses dessins, traduisait cette absence totale de motivation à faire plus que de la musique. Sa manière de venir et de partir en fonction du rythme imposé par sa santé illustre aussi cette forme de carrière où c’est l’homme qui dicte sa loi, et non le marché.  On peut également s’attarder sur le cas André Herman Dune. Après avoir quitté Herman Dune parce qu’il n’était pas à l’aise avec la dimension que prenait le groupe et que justement il ne voulait pas franchir cette ligne qui fait basculer la musique au second plan, il se réoriente vers une carrière solo et diffuse depuis, sous le nom de Stanley Brinks, ses chansons via des CD gravés qu’il dépose chez les disquaires (Ground Zero).

Il s’agit avant tout de trouver son propre rythme et son propre schéma de création. Une fois que l’artiste est installé dedans et qu’il le sent pérenne, l’absence de structure n’est plus du tout un obstacle au développement d’une carrière. L’exemple d’Ernesto Violin et de son projet Viol – 8 albums en cinq ans, dont quatre absolument passionnants, distribués en name your price sur Bandcamp – est caractéristique. La question qui revenait sans cesse était pourquoi n’essayait-il pas de se tourner vers un système de distribution plus classique (la qualité des chansons ne pouvant être une barrière). Puis, il n’y a pas si longtemps, la conclusion, d’une simplicité absolue, s’est imposée d’elle-même : ce mode de fonctionnement lui convient bien. Il bâtit une discographie solide sans rien devoir personne, une discographie avec laquelle personne ne pourra jamais interférer.

Mais aujourd’hui, une carrière n’étant plus liée à la sortie stricte d’album, le champ des possibles est ouvert. Un artiste comme Paleo publie sur son site des chansons qui constituent l’ossature d’une œuvre incroyable entre folk, lo-fi et sensibilité hantologique. Chaque chanson est en écoute gratuitement et est accompagnée de son texte. On peut y distinguer plusieurs périodes. La première, celle qui façonné le projet, est celle du The Song Diary : 365 chansons, publiées à raison d’une part jour, pendant un an du 16 avril 2006 au 15 avril 2007. Depuis, Paleo continue de publier hebdomadairement des titres qui commencent systématiquement par time & time again et se terminent par you’re a birthday, deep with the dayshine, from dusk to moonbreak, the dust of keepsakes, time & time again, i am i am. Si l’on prend cet exemple, c’est que, contrairement à ce qu’un tel projet pourrait laisser supposer, rien n’y est anecdotique. De même, on pourra s’intéresser au pendant français de Paleo avec  The Musical Diary de Lucien de Baixo qui au travers de son approche électronique partage ses expériences sur le son comme un work in progress finalement très abouti.

Il y a chez ces artistes un côté bouteille à la mer qui est forcément touchant. Lorsqu’ils terminent une chanson ou un album, celui-ci ne rentre pas dans un circuit, il n’est pas confié à une structure. Il reste là flottant. En espérant que quelqu’un tombe dessus ; tout en sachant que si personne ne trouvait jamais cette bouteille, ça ne les empêcherait jamais de continuer.

Débarrassé de la structure label et probablement galvanisé par la découverte des concerts en appartement (cf 7ème Ciel et La Blogothèque), certains artistes se passent complètement de tourneur et s’évitent la démarche fastidieuse de trouver des dates dans des bars. Charly Et Sa Drôle De Dame est par exemple disponible sur demande : il suffit de l’appeler, de caler une date avec lui et il vient jouer gratuitement dans votre appartement devant vous et vos potes. Ce contexte de proximité lui assure de pouvoir donner des concerts régulièrement et de tester de très belles mises en scène faîtes de bric et de broc, de petits objets, d’ambiances musicales faîtes maison et de petites histoires. Ses albums, aux pochettes également faîtes maison, sont disponibles sur place.

Bien sûr, ces « carrières » ne reposent pas sur un véritable modèle économique. Et certains en reviendront probablement à cette catégorisation qui veut que si un artiste ne vit pas de sa musique, il s’agit forcément d’un artiste amateur. Mais c’est un autre débat. Le point important ici est que ces gens-là poursuivent bien une carrière avec tous les enjeux que cela comporte en termes de positionnement artistique et de création.