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Carrières Modernes #9 : Conclusion, vers un nouveau rapport au temps et à l’espace

Par Julien Lafond-Laumond, le 25-04-2013
Musique
Cet article fait partie de la série 'Carrières Modernes' composée de 10 articles. Un essai de Playlist Society sur les carrières atypiques de musiciens et artistes aux bornes des schémas classiques. Voir le sommaire de la série.

Les carrières d’artistes contemporains constituent un champ d’exploration très vaste qui, dans leurs originalités, ne cessent de questionner notre rapport au monde, aux médias et à la vie moderne. Que cherche par exemple le musicien et activiste transgenre Terre Thaemlitz quand il sort un album comme Soulnessless, d’une durée de 32h et disponible uniquement sur Clé USB numérotée ? Visiblement, il ne cherche pas l’audience maximale. Le mystère de cet album tient bien sûr à ce que personne ou presque ne l’a écouté en entier, en tout cas certainement pas d’une traite. Dans cet album, Thaemlitz fait sa musique habituelle : de l’ambient / néo-classique extrêmement dépouillé avec des titres plus orientés house. A l’évidence, donc, le seul intérêt réel de cet album réside dans son inaccessibilité, dans son format fou qui fait exploser toutes les conventions de son temps et s’oppose par-là même à tout bon sens populaire. Thaemlitz y travaille par l’absurde ce que c’est qu’être un artiste engagé et indépendant.

Nous l’avons vu dans ce dossier au travers de nombreux exemples, il existe aujourd’hui deux catégories d’artistes : ceux qui valident implicitement tout le dictat de l’économie capitaliste, pour laquelle la finalité de l’art est de répondre exactement aux attentes de certaines cibles publiques, et ceux qui à l’inverse se dégagent de ces règles du jeu pour s’en inventer de nouvelles.

S’inventer des nouvelles façons d’exister, c’est l’enjeu commun qui relie des personnages aussi différents que Vincent Gallo, Nik Bärtsch, Adrian Orange, Mathias Duhamel, Jandek ou R. Stevie Moore. Tous ceux-là ont pris leurs distances d’avec les exigences économiques et idéologiques de leur époque. Leurs œuvres sont en marges des circuits habituels. Être artiste, c’est être singulier ; pour eux, c’est aussi exposer singulièrement leur œuvre, y mettre du leur y compris dans la façon d’appréhender le public et l’univers des autres.

Nous avons pris ces exemples-là, nous aurions pu en prendre bien d’autres. Des rappeurs comme Lil B ou Gunplay foutent eux aussi un grand coup de pied dans la fourmilière économique des majors. De manière moins raffinée certes que les artistes que nous avons présentés, ils inventent jour après jour une nouvelle relation avec leur public, une relation directe et fusionnelle où l’œuvre en vient à se confondre avec le personnage public et le buzz Internet. Chez ces rappeurs, Twitter est une scène comme les autres. Ils construisent leur univers culturel partout, tout le temps, sans jamais donner la moindre limite à leur exercice. C’est tout aussi original et inédit que les artistes que nous avons évoqués, et cela prouve bien une chose : la question que nous avons posée dans ce dossier nous reviendra de manière de plus en plus pressante à mesure que les années continueront de s’écouler.

À moins d’une révolution économique et civilisationnelle brutale, les modèles du capitalisme et de la communication généralisée continueront d’être dominateurs, autoritaires et omnipotents dans les milieux de l’art. Et forcément, cela continuera de produire des dissidences, des dissidences formidables où l’on découvrira encore d’autres artistes marginaux, esseulés, qui à chaque fois réinventeront des nouvelles façons d’être durables, beaux et sincères. Ils feront carrières, oui, comme tant d’autres qui les ont précédés. Sauf qu’eux auront en plus la tâche de redéfinir ce concept de carrière, de retravailler ce que c’est que d’avoir un public et de communiquer son œuvre. Ils auront en fait tout à reconstruire. En espérant que du coup, ils n’en n’oublient pas leur art à proprement parler.