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Bertrand Belin, entre deux mots

Au sujet de Parcs

Par Benjamin Fogel, le 10-07-2013
Musique

Les disques de Bertrand Belin demandent une grande implication de l’auditeur : Bertrand Belin donne des indications, provoque des évocations, titille des sentiments, mais c’est à l’auditeur de recomposer le fil de l’histoire, une histoire qui au final sera la sienne et qui n’aura de sens que pour lui. Il y a du dédain pour les chansons qui offrent tout sur un plateau d’argent, qui sont égoïstes, qui ne laissent personne pénétrer en elle pour se les réapproprier. Belin, lui, ne veut pas faire des disques qui ne soient qu’à son image. Il pose la question suivante : combien de mots faut-il pour raconter une histoire ? A-t-on besoin de deux cents pages ? D’une seule ? Un paragraphe peut-il suffire, voire une simple phrase ? Et il répond en disant que deux, trois mots seulement suffisent, qu’un seul mot peut contenir en lui tout un univers. Des associations en provenance de Parcs, son quatrième album, on peut en citer plein : « du couteau dans le givre », « un feu rien qu’à soi », « debout dans un parc », « une chemise et ces mains »…

Parfois, les mots se répondent entre eux, parfois non. Mais à chaque fois, il se passe quelque chose. Certains trouveront ça désagréable et incohérent (que faire de ces mots qui se suivent, mais ne s’assemblent pas ?), mais la force de ces mots illustre bien le projet presque minimaliste de Bertrand Belin. À partir de rien, les paysages se dessinent avec grandeur. De ces mots découlent des thèmes. Il y a le rapport entre le micro et le macro, entre les questionnements existentiels et les tragédies mondiales. Ça sent la brise et l’eau salée, la nostalgie et la peur de la mort. Ça ne se restreint pas. Et il y a suffisamment de mots pour s’intéresser à la vie tout entière. Pourtant Belin ne se prend jamais pour un prophète. Il n’essaye pas de résumer le monde en un album. Il n’essaye pas de montrer à quel point il est intelligent, cultivé, sensible. Non, il balance juste les mots qui lui ressemblent le plus, en se fichant bien que ce ne soit jamais les mots que le public attend. Il n’y a jamais de personnages ici, il n’y a que des silhouettes.

Ce rapport aux mots et à l’évanescence, ce n’est pas une question d’instinct chez Belin. Il suffit de l’écouter parler en interview pour comprendre combien tout cela est mûrement réfléchi. Tous ces silences sur l’album, tous ces mystères, ne sont pas la conséquence logique de l’expression d’un homme silencieux et mystérieux. Ils découlent d’une vraie réflexion sur la musique où Bertrand Belin essaye d’introduire l’abstraction au sens pictural du terme dans une musique qui reste mélodiquement très attrayante. Dit comme ça, ça a l’air simple, presque déjà vu. Et pourtant ce qu’il se passe ici entre les mots et la musique, on a l’impression de ne l’entendre que chez lui.

Dans Sorties de route, le bouquin qu’il a publié chez La Machine à Cailloux, il s’interroge sur la question du chant, sur son apport par rapport à l’histoire. Pourquoi chanter ce qu’on peut raconter, s’y interroge-t-il ? La réponse est forcément dans la beauté musicale, dans l’envie d’accrocher l’oreille du public. Et du coup, toute l’œuvre de Belin porte en elle ce projet : raconter un maximum de choses (avec la complicité de l’auditeur) avec un minimum de mots, sans jamais renier sa position de musicien, de troubadour. Bertrand Belin peint des décors incroyables, très réalistes, qui accrochent l’œil de suite, qui plaisent même à ceux qui ne s’y intéressent habituellement absolument pas, et ensuite il y dépose des formes géométriques aux contours flous qui représentent des personnages. Et, malgré l’aspect conceptuel, on se retrouve avec une œuvre qu’on ne peut pas associer à l’univers expérimental, parce que la recherche musicale n’y est jamais un but, mais un moyen de faire ressortir des émotions différemment.

Parcs posait une question qui n’avait rien d’évidente : comment éviter que le style Bertrand Belin ne devienne une marque de fabrique, un gimmick répété à l’infini ? À cette question, Belin répond en creusant encore plus profondément le sillon, comme si ses précédents disques n’avaient été qu’une manière de prendre la température de l’eau sans se mouiller. Les instrumentations sont travaillées dans une optique de se suffire à elles-mêmes (travail magnifique de Tatiana Mladenovitch à la batterie) et les textes exploitent au maximum cette idée du mot histoire. Bertrand Belin s’y affirme comme un songwriter qu’on a plus que jamais envie de rapprocher de Bill Callahan : ils ont presque le même âge, et le même rapport au silence et la nature (la campagne pour l’un, la mer pour l’autre).

On se demande parfois si Bertrand Belin est une seule et même personne. Si Bertrand Belin n’est pas plutôt le nom d’un vrai groupe, plein de tension, et à la personnalité affirmée. Il faut savourer le développement sur Le Déluge, ou encore se laisser prendre par la dynamique de Pour un oui pour un non. En fait, et c’est un des plus beaux compliments que l’on puisse faire selon moi à un chanteur français, on a jamais l’impression d’écouter de la chanson française ou de la chanson à texte. On ne se pose pas ces questions-là avec Belin. On ne sépare pas le fond et la forme. C’est quand même un sacré tour de passe-passe que ces mots qui sont au cœur de la démarche arrivent finalement à devenir secondaires, comme s’ils ne servaient finalement qu’à colorer la mélodie. À ce niveau-là, Bertrand Belin gagne donc sur les deux tableaux.

Bertrand Belin s’est lié d’amitié avec l’écrivain français Éric Reinhardt et les romans de ce dernier lui inspirent des chansons. Cela pourrait être un détail, mais en dit probablement long sur le projet de Belin. Cela prouve que les mots ne viennent pas de nulle part, qu’ils ne sont nullement choisis au hasard. Ce n’est pas parce qu’il n’y pas de signification unique, qu’il n’y a pas d’origine. Pourtant tout semble opposer Belin et Reinhardt. Alors que le premier est dans l’évocation, le second analyse au contraire le réel sans fausse pudeur, en se moquant bien d’être naïf. Il fait dans le sociologique (Le Moral des ménages), il questionne la folie en pointant du doigt la question du pouvoir (Existence où la vie d’un homme bascule après qu’il ait cherché à acheter un « Bounty »), il s’intéresse aussi bien à la finance (en essayant de comprendre et sans faire de procès inutile) qu’à toutes les variations de l’homme qu’il aurait pu devenir (Cendrillon), et enfin il analyse, dans Le système Victoria, une histoire d’amour entre un homme de gauche et une femme de droite, en s’interrogeant sur la limite du milieu social. C’est un auteur qui cherche à comprendre, et qui écrit sur les sujets qu’il veut approfondir, comme si ses romans allaient apporter les réponses aux questions qu’il se pose. Bref l’idée que l’abstraction de Belin puisse un jour rencontrer les questions de Reinhardt m’interpelle, et me confirme qu’on ne peut définitivement pas limiter Belin à une image.