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Jeffrey Lee Pierce aurait eu le 27 juin dernier 55 ans s’il avait eu la bonne idée de continuer à vivre. On ne rencontre pas impunément Jeffrey Lee Pierce. Même lorsqu’on est tête brûlée. Non, la rencontre musicale se fait souvent par des chemins détournés, au hasard d’une biture bien serrée ou d’une rencontre fortuite au fond d’un bar, la tête coincée entre le jukebox et le connard qui te gueule à l’oreille and then they move, moove. Ouaip, JLP et moi, c’est loin d’être une histoire d’amour. Autant le dire, la première fois que j’ai entendu Sex Beat, un bâillement alcoolique fut mon unique réponse. Pire, lorsque j’entendis la cohorte des gars de Seattle, la main sur le cœur, se revendiquer de ce crétin cramé, je me suis dit que nous étions réellement mal engagés. Lui et moi, on ne s’aime pas. C’est clair, net et précis. Un énième punk qui n’a manifestement pas su se gérer, quelle histoire en effet.

Jeffrey Lee Pierce aurait donc eu 55 ans cette année, si ce loser n’avait pas traîné avec les bas-fonds de la connerie, on le verrait ici et là en bon apôtre du punk, distillant à droite et à gauche la bonne parole d’une communauté vieillissante. On l’a échappé belle. JLP dans un documentaire sur le punk… non, vraiment ça ne le fait pas. Preaching The Blues, man, c’est le genre de truc halluciné qu’il aurait pu se permettre de prêcher, en toute connaissance de cause. Un coup de trique à sec, au hasard d’une gorgée de rhum pur, histoire de se démonter un peu plus la tête et pour ne pas croiser le Diable à la croisée des chemins. Le seul truc un peu potable que tu peux écouter sans te prendre pour Dieu le père, ses saints et ses anges déchus. Mais lorsque tu es sain d’esprit, ce morceau tu l’évites autant que possible. Ses premières mesures stridentes, tu les tiens à distance. Si elles t’attrapent, t’es mort.

JLP et moi, ce n’est pas une histoire d’amour. T’es rentré par effraction chez moi. J’avais mes habitudes et mes convictions de punk bourru bien rangées dans des petites cases. En dehors du hardcore bien américain, point de salut. Donc ton blues punk qui revisitait les standards me faisait royalement chier. C’était bon pour un Kurt Cobain, mais pas pour les tatoués de la côte est. Je n’aime pas ta musique de triquard, tout juste bonne à s’envoyer quelques pucelles pas trop effarouchées. Quand tu as débarqué, le punk commençait à s’acheter une conscience politique et toi, avec tes godillots de banlieusard californien, tu débarques en plein milieu du salon pour donner des petits coups de pieds dans les tibias de mamy et papy. Fuck, mec, tu as juste cinq ans de retard. Mais tu avais raison, la sclérose en plaques gagnait même les corps les plus endurcis, il fallait un morveux comme toi pour rappeler aux nouveaux cols blancs que le punk était trop peu sérieux pour qu’on l’institutionnalise.

Je t’aime pas, mec, parce que tu as un jour salopé ma conscience de punk repenti. Même si j’ai bien conscience que tout ça n’est peut-être que le fruit de mon imagination mais ton Fire of Love est avec A Minute To Pray, A Second To Die des Flesh Eaters, le truc qui m’a fait le plus bander à une période de ma vie. Pourtant en 1981, les labels sortaient des albums légendaires à la pelle et à cette époque, la curiosité était le seul ressort des fans de musique pour partir à l’aventure musicale. Comme d’habitude, il fallait sortir des sentiers battus pour écouter des trucs fous et malades. Seul bémol, en 1981, j’étais encore un ado qui regardait le monde au travers de sa frange, donc toi je ne te connaissais pas ; les Flesh Eaters, non plus d’ailleurs. Je t’ai découvert 10 ans plus tard, la tête coincée… blablabla lire ci-dessus. Si des potes n’avaient pas insisté lourdement pour que j’écoute ton groupe, tu serais certainement et encore étiqueté aux Punks Anonymes, aujourd’hui. Tu comprends, notre rencontre ne s’est pas faite naturellement, on m’a forcé à t’écouter et j’en veux encore à ces cons de potes. Je ne comprenais pas pourquoi un morceau comme Fire Spirit ou Jack on Fire les rendaient littéralement malades, voire un peu hystérique. Je ne sais pas ce qu’on mettait à cette époque dans leurs whiskeys mais ces mecs se pliaient en quatre. Je n’osais pas imaginer ce qui se passait en concert, si par malheur tu jouais ces deux morceaux. Et un jour, j’ai entendu 16 Horsepower reprendre Fire Spirit et j’ai compris. Tout était dans la voix. La puissance de la voix de David Eugene Edwards sublimait ce morceau et en te réécoutant, j’ai entendu enfin la tienne et compris l’état d’urgence permanent qui se dégageait de ce morceau. C’est ça qui rendait dingue mes copains. JLP, espèce de connard cramé, tu fus peut-être le seul punk avec une vraie de putain de voix  et à l’instar d’un Richard Hell, le second qui avait quelque chose à raconter dans ses textes.

J’ai lu quelque part, dans un journal, que certains te prenaient pour le Jim Morrison du Punk : soit le journaliste n’a rien compris à ce que tu étais, soit il n’a pas compris qu’on s’en foutait royalement de Jim Morrison et sa musique pour ado attardé. Toujours est-il, j’ai toujours détesté ces mecs qui te collent une étiquette parce qu’ils ont écouté les disques la tête dans une machine à laver. Je ne sais pas si tu es un poète maudit ou un con intégral. Les deux, sûrement. Un peu. Je devrais voir un jour le documentaire qui t’est consacré, Ghost on The Highway: A Portrait of Jeffrey Lee Pierce and The Gun Club, j’en apprendrais plus ainsi sur ton compte. Je sens bien l’image de magnifique loser se dessiner au fil du film, mais je me trompe peut-être.

Seize ans après ta mort, on déroule aujourd’hui le tapis rouge pour te souhaiter un joyeux anniversaire et rappeler à la jeunesse que ton groupe, The Gun Club, a sorti quelques bijoux. Ils oublient de contextualiser le Los Angeles de l’époque qui, sur le plan musical, fut une chiure sans nom, que tu ne fus pas un acte isolé, bref que tu as fait partie intégrante d’une nouvelle scène musicale. Mais ça, en fait, aujourd’hui on s’en cogne, on vend du Jeffrey Lee Pierce comme on vendrait des briques de jus d’orange. Le punk, là-dedans ? On l’a vidé de toute substance : les nuits électriques dans les bars, à écouter des morceaux que tu n’aimes pas mais crachent à la gueule, cette violence induite prête à péter à tout moment. Non ça, on l’esquisse à peine, on évite d’en parler, car JLP, tu es devenu une légende, une icône du panthéon musical, un mec dont on a récupéré le nom et la carrière pour se faire un peu de fric. Comme quelques centaines d’autres.

Et ça, entre nous, ça craint un max, car tu es devenu une institution. C’en est même triste. En fait, tu ne le sais sans doute pas, mais les morts ont toujours tort de mourir. Il faut que nous, les vivants, nettoyons votre merde derrière vous. Ou pas.  Mais crois-tu, JLP, que c’est à nous de dépoussiérer ton aura ? Pour tes 60 ans, on aura le droit à quoi ? A une réédition remastérisée des albums de Gun Club ? CD1 et CD2 en perspective, coffret vinyles upper-class ! Les marchands de sable ne seront jamais loin mais crois-moi, si avec Johnny Thunders, ils nous ont foutu la paix, ils n’en ont pas fini avec toi. Tire ta révérence et tu te retrouves en pin’s.

Finalement, que nous reste-t-il ? Des souvenirs plein la tête, des disques à écouter encore et encore. Il faudra un jour que nous ayons une petite discussion tous les deux et que je surmonte la colère que je ressens lorsque je pense à toi et à ta musique de pieds-nickelés, parce que, après toutes ces années de cohabitation, je ne t’aime toujours pas.