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Lectures d’été : Corps de femmes, regards d’hommes, de Jean-Claude Kaufmann

Par Arbobo, le 01-08-2013
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Lectures d'été' composée de 8 articles. Des livres à emmener avec soi à la plage, à la campagne et à la montagne. Voir le sommaire de la série.

« Les new-yorkaises pourront désormais être seins nus ». Sous-entendu : en pleine ville. Cette information a défrayé la chronique récemment. En France, le phénomène est plus circonscrit, à la plage et sur des coins de berges peu fréquentés (même à Paris). Il y a ceux que cela surprend, et ceux que cela fait réfléchir.

« Ça ne fait pas mal. » Eh oui, c’est de la sociologie mais ça ne fait pas mal. A une époque où évoquer Bourdieu ou Foucault passe pour un acte de pédanterie plus qu’un signe de culture, cela mérite d’être souligné.

Ce petit essai vous dira tout sur les seins nus à la plage. Oh, pour ce qui est de la forme, de la carnation, la hauteur d’implantation ou le degré d’inclinaison, vous en saurez moins en lisant ce livre que dans un numéro d’Union ou cinq minutes sur redtube. Mais vous en apprendrez quand même beaucoup.

C’est vrai, des seins nus à la plage, nous en voyons depuis l’enfance, femmes élégantes portant chapeau neuf, cagoles aux maillots de bain voyants, femmes bien en chair qui remettent le haut pour jouer aux raquettes, ma sœur, femmes âgées qui ne voient pas pourquoi elles renonceraient soudain à un mode de bronzage qu’elles pratiquent depuis leur jeunesse, notre fille aînée…

D’ailleurs la question est réglée depuis longtemps. Chacune fait ce qu’elle veut, la plage est à tout le monde et personne n’emmerde personne. Dit autrement : on voit sans voir, on ne « regarde » pas et on n’est pas censé en penser quoi que ce soit. Mais quand on gratte de vernis d’indifférence obligée, tout un monde se dévoile.

Jamais ennuyeux, toujours compréhensible, et sans se départir de la rigueur scientifique, Jean-Claude Kaufmann dépasse nos simples a priori et produit une passionnante étude des mœurs des plagistes.

En s’inspirant du grand sociologue canadien Erving Goffman, il s’empare de la sempiternelle question : comment les gens font-ils pour fonctionner quotidiennement en société ? Goffman a développé de brillantes analyses, qui font encore autorité, sur toutes ces infimes conventions, ces non-dits intégrés par toutes et tous et qui permettent de vivre ensemble sans trop de heurts. Ces « rites d’interaction », Kaufmann les applique à un courant de fond décrit par un autre maître incontesté dont il se revendique, Norbert Elias. Elias a bien décrit le développement d’une « civilisation des moeurs » dans laquelle les instincts sont de plus en plus domestiqués, et sa pensée est hautement compatible avec celle de Goffman, donc aucune contradiction à l’horizon. Les références théoriques sont distillées avec parcimonie dans le livre, mais elles sont bien là et rappellent à quel point Kaufmann, tout en parlant des seins nus, fait de la recherche scientifique.

Spécialiste du couple, Kaufmann a traqué jusque dans la manière de s’occuper du linge, ou de faire le ménage, comment les différences sociales femmes/hommes s’insinuent malgré nous dans le quotidien. Ces livres là sont tout aussi passionnants, mais ils parlent de réalités intimes, de l’intérieur du foyer. La plage elle, espace public, est devenue une sorte de conquête démocratique. En dévoiler les conventions secrètes et les non-dits est plus iconoclaste qu’il n’y paraît. Kaufmann ne croit pas aux contes de fées, sachez-le avant de vous plonger sans sa lecture, si passionnante soit-elle. Et elle l’est.

Faire une sociologie du corps, c’est faire une sociologie des relations entre individus autant que du regard sur soi-même. D’où l’importance des conventions et des « rites d’interaction » dans les analyses de Kaufmann. Pour lui, on ne peut pas imaginer de société sans normes. Or sur la plage, officiellement il n’en existe aucune. Elles sont donc mises en place collectivement par de constants mini-ajustements, ce qui passe paradoxalement par un regard permanent des uns sur les autres. Comme il l’explique ailleurs, « plus la démocratisation de l’ordinaire est poussée (ce qui se confirme par l’affaiblissement des contraintes normatives), plus le travail d’observation mutuelle s’intensifie » (Le débat, n°125). Ce n’est pas parce que nous le faisons sans y penser que c’est simple, semble nous dire le sociologue.

Alors, comment cela passe-t-il, à la plage ? La liberté de principe subit de constants aménagements. Dans cet espace supposé égalitaire, où le droit de chacun à occuper l’espace n’est pas discuté, on ne juge pas moins qu’ailleurs. Le beau et le laid, suivant les critères du moment, arbitrent en secret ce qu’il est convenable ou non de faire.

Les équilibres sont subtils et l’on commet rapidement un impair. Ici, à la plage, c’est le mateur qui est hors des clous. Un regard ne saurait être trop appuyé, ou alors seulement exceptionnellement et dans le cadre d’une interaction : regarde, j’aimerais bien avoir une poitrine comme la sienne ; celle-là tout de même, elle en fait un peu trop.

Être seins nus, faire du topless, cela ne recouvre pas une mais plusieurs attitudes et manières de faire. S’allonger sans le haut est admis pour toutes les femmes. Elles peuvent s’asseoir pour discuter ou lire ou regarder la mer, bien entendu. Mais… passer à la station debout est tout autre chose. On quitte alors le petit périmètre individuel où le droit de chacun à agir à sa guise est reconnu de tous. Les critères esthétiques et âgistes reviennent alors au galop. La jeune aux seins lourds et au corps peu filiforme passe au crible des regards, de même que la femme âgée. Passé l’âge (mais jamais personne ne saura dire exactement lequel), il devient mal vu d’exposer sa poitrine, qu’elle soit menue ou généreuse. Marcher jusqu’à l’eau pour se baigner devrait faire l’objet d’une trêve du jugement. Mais si l’on n’a pas le corps athlétique ou désirable des magazines, et qu’on doit faire une longue marche depuis sa serviette, les hostilités muettes pourraient bien reprendre. Même se baigner seins nus n’est pas forcément bien vu (s’ils restent cachés en permanence tout se passe mieux). Alors faire du sport, ou se promener sur la plage… Les mouvements de la poitrine attirent rapidement la réprobation, aussi plus profond est le bonnet plus il sera nécessaire de se couvrir pour marcher, jouer, aller se baigner. Le principe veut que ce soit le mateur qui enfreigne les conventions, mais le stigmate se retourne bien vite si l’on n’a pas le corps qu’il faut ou que l’on ne fait pas ce qu’il faut. Comme il n’y a pas de règles officielles, on risque donc à chaque instant d’enfreindre les officieuses.

Et la sexualité, alors ? Que celui ou celle qui n’a jamais eu de pensées gourmandes sur une plage jette la première pierre. La règle officieuse consiste à dévoiler sans montrer. Il s’agit aussi de maintenir l’expression de soi en-deçà de la sexualité, comme pour tout espace public (les baisers sont censés rester discrets, par exemple). Dévoiler sa poitrine, même à la plage, fait courir à tout moment le risque que la situation devienne sexuelle, ou excessivement sexuelle. La fierté ou le plaisir peut aussi provenir des regards jaloux ou envieux. Les frontières sont d’autant plus subtiles et rapidement franchies, que celles pour qui le dévoilement est le mieux accepté, les femmes jeunes et sveltes, sont aussi celles qui sont les plus désirables et les plus attirantes sexuellement dans notre société. La sexualité n’ayant pas sa place dans cet espace démocratique et familial, chacune et chacun tombe bien vite dans des contradictions, l’approbation et le rejet se mêlent, le principe du non-jugement se combine à des jugements parfois sévères… Kaufmann nous en dit plus sur nos manières de jongler avec nos contradictions. La plage, c’est complexe. Heureusement, cet essai se lit tout seul, lui !

Retour obligé au titre du livre : « Corps de femmes, regards d’hommes ». Le poids de la domination masculine est bien là. Le topless fut présenté à l’origine comme un acte de libération des femmes, au point même que certaines y succombaient sous la pression du groupe ou peinaient à faire comprendre leur refus. Comment peut-on refuser de se libérer ? Kaufmann, avec force entretiens d’hommes et de femmes, s’applique toujours à tenir compte de ce que vivent les individus. C’est ensuite seulement qu’il cherche comment appliquer à ses observations une lecture plus générale. Le choix de se libérer est manifeste chez certaines, mais d’autres entretiens corroborent que le poids des regards masculins reste important.

Lire cet essai aujourd’hui, c’est aussi, mine de rien, comprendre un peu mieux le quotidien en général et ses règles implicites. Mieux, aussi, une actualité dominée par les Femen, qui manifestent poitrine nue en pleine rue. A l’origine Kaufmann avait sous-titré son livre « sociologie des seins nus », sans préciser où, et ses réflexions ne s’arrêtent pas à la plage.

Le livre n’est plus très récent (1995), mais il garde toute sa pertinence et son actualité. Sans en avoir l’air, et sans jamais nous prendre de haut, Kaufmann enrichit notre regard.