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Zep – Après Titeuf, devenir un homme

"Une histoire d'hommes " de Zep (Rue de Sèvres)

Par Anthony, le 20-09-2013
Littérature et BD

Philippe Chappuis alias Zep (surnom inspiré de Led Zeppelin), célébrissime auteur de bandes dessinées destinées à un public de jeunes pré-pubères, spécialiste de l’humour de cour de récré, amateur de morves au nez qui gonflent depuis la narine telles des ballons de baudruches, prosélyte du prout odorant et du vomi multicolore, pourvoyeur de râteaux mémorables infligés à son blondinet échevelé par une Nadia sévère mais juste… Lire Titeuf, c’est se garantir une régression de qualité, partager des souvenirs d’école avec ses gamins hilares, ricaner bêtement à des vannes de type « je glisse sur la banane et je me vautre comme une sombre bouse » sans en éprouver la moindre honte. Titeuf, c’est une sorte de « Petit Nicolas » du XXIème siècle sans aucune rigueur capillaire.

Assurément, à l’adolescence, on ne porte plus du tout la morve au nez avec panache.

Titeuf, c’est très drôle, même lorsqu’on a passé la terrible frontière de l’adolescence, cette frontière marquée par l’apparition du poil, la poussée du corps, le déraillement de la voix (généralement constaté chez les adolescents de conception mâle), ainsi qu’une certaine morgue affirmant au monde entier que “bon, c’est bien gentil Henri Dès mais maintenant place à One Direction ou La Fouine”. Assurément, à l’adolescence, on ne porte plus du tout la morve au nez avec panache. Éventuellement, c’est l’âge où l’on vomit sa première gorgée de bière mais plus tellement son 4 heures…

Du côté des post-adolescents sobrement qualifiés “d’adultes”, disons qu’on en croise rarement victimes dans les open space de bulles de morves non maitrisées. De même que rares sont les grandes personnes propres sur elles, autour de la machine à café, qui ricanent après que l’une d’entre elles eut laissé échapper une flatulence impromptue voire sonore. Pourtant, les mêmes sont susceptibles de pouffer en lisant les aventures de Titeuf. Parlons donc de dérivatif de qualité.

(rire ici avec une vraie joie d'enfant)

(rire ici avec une vraie joie d’enfant)

Le public de Zep en temps normal, c’est le cœur de cible ultime, la BD qu’on offre à son gamin pour mieux la lire en douce : de 7 à 77 ans, Titeuf a la grosse cote et garantit un jackpot énorme à ses ayants-droits à chaque nouvelle parution. Zep est incontestablement une star de la BD grand public, c’est donc forcément une chance extraordinaire et une malédiction ironique pour son auteur : une « playground credibility » colossale mais un « serious author credit » un peu faiblard (ces deux termes ne figurent probablement pas dans les ouvrages de référence du marketing). Zep a aujourd’hui 45 ans et veut montrer qu’il ne se limite pas à un artiste spécialisé en gros nez et culottes courtes.

Une histoire d’hommes, donc… Même le titre sonne comme un avertissement. Attention, là, c’est du sérieux. Passe ton chemin, le mioche, ici on fait dans l’adulte !

Extrait Une Histoire d'Hommes

Extrait page 2

Pour la première fois, Zep propose une histoire complète, d’obédience « Mes Meilleurs Copains », qui raconte les retrouvailles d’une bande d’amis qui faillit, en tant que groupe de rock, connaître la gloire.  Les Tricky Fingers, constitués de deux frères (Sandro le chanteur et Yvan le guitariste), de Franck et de JB, auraient forcément explosé aux yeux du monde si seulement l’un des musiciens n’avait pas fait un mauvais trip à l’ecstasy quelques minutes avant de monter sur scène devant les caméras du Jools Holland Show, en Angleterre. Frank, défoncé, envoya son poing dans le nez du producteur britannique qui essayait de le ramener à la réalité à coups de gifles bien senties. Action, réaction, montée en sucette et fin de l’histoire… Seul Sandro, chanteur charismatique et opportuniste, saisira sa chance dans ce fiasco pour se lancer dans une carrière solo couronnée de succès. Son frère Yvan en gardera un goût amer dans la bouche, incapable de faire une croix sur cette chance envolée, fou de jalousie à l’égard de son frère, et paralysé par l’idée d’aller de l’avant et de vivre une vie (trop) normale d’adulte. A l’invitation de Sandro, les 4 hommes vont pouvoir refaire l’histoire, régler quelques comptes et voir se révéler un secret soigneusement gardé qui va donner une perspective nouvelle et inattendue (forcément, puisque le secret était bien gardé…) aux trajectoires des deux frères. Une bonne comédie de mœurs avec drames intimes à la clé.

Yvan

On ne peut pas lire cette BD sans y trouver ou y chercher – à notre corps défendant de lecteur – tout ce qui s’oppose à son univers habituel.

Zep marie ses deux passions – dessin et musique – dans cette histoire d’hommes sans crêtes blondes, menée avec une tendresse évidente pour ces grands enfants nostalgiques de leur insouciance et solidement menottés à leurs fêlures. Mais on ne peut pas oublier qui en est l’auteur : fatalement un sale mais gentil gosse lui aussi, néanmoins assagi et soucieux d’assumer son statut d’adulte (dont on pourrait douter à la lecture de son œuvre), cherchant probablement à nous faire oublier Titeuf, Nadia, Vomito ou Captain Biceps. On ne peut pas lire cette BD sans y trouver ou y chercher – à notre corps défendant de lecteur – tout ce qui s’oppose à son univers habituel. Pourtant, Zep a considérablement modifié son dessin, cherchant des angles moins ronds, des regards plus nuancés, oubliant les couleurs criantes pour des fonds de couleur à base de marron, de violet ou de rouge. Les yeux de ses personnages sont souvent clos, comme cherchant au fond d’eux leur part tragique, prenant le temps de l’introspection inhérente à l’avancée dans l’âge. Émaillée néanmoins de touches d’humour,  Une histoire d’hommes est l’occasion pour Zep de rompre avec l’univers enfantin qui lui a valu son immense succès, en s’appliquant à dissimuler au mieux son statut de type marrant et régressif. Mais là où Zep peut donner l’impression de changer de registre, il ne fait que poursuivre un chemin très cohérent.

Quels que soient les personnages autour desquels il construit ses histoires, Zep fait se côtoyer la naïveté et la gravité, l’enfance et la maturité.

Car quand Zep dessine des histoires de Titeuf, il fait écho au monde de l’enfance dont il éprouve fatalement une forme de nostalgie. Et quand il dessine Une histoire d’hommes, il s’embarque tout autant dans un registre nostalgique et exprime également une forme de refus de grandir. Le rock et les souvenirs de cour de récré sont des histoires de grands enfants, même quand ceux-ci sont devenus des hommes. Pour autant, quels que soient les personnages autour desquels il construit ses histoires, Zep fait se côtoyer la naïveté et la gravité, l’enfance et la maturité. Titeuf, du haut de sa petite dizaine d’années, est confronté à l’amour ou aux histoires des « grands » (l’un des plus grands succès de Zep n’est-il pas Le Guide du Zizi Sexuel, manuel de sexualité destiné à ceux qui n’en ont pas encore?). Yvan, tout musicien frustré qu’il est, doit faire face à ses responsabilités d’adulte et aux attentes de ceux qui l’entourent, ces femmes notamment qui attendent tellement plus de lui…

Finalement, le fil rouge de l’œuvre de Zep, c’est ce constant va-et-vient entre le souvenir de la jeunesse insouciante et la réalité du monde adulte. Il interroge ce lien étroit et la difficulté à composer avec  le temps qui passe, pour essayer d’y trouver les clés qui permettent d’accepter de grandir.  Ce qui pourrait passer dans Une Histoire d’Hommes pour une rupture dans son œuvre n’en est qu’une variation, plaisante du point de vue de l’histoire et formellement réussie. Mais à date, son œuvre la plus éloignée de son registre habituel est certainement Découpé en tranches, très beau recueil de saynètes intimistes, d’une grande sincérité, paru en 2006 aux Éditions du Seuil…

Découpé en tranches - extrait

André Franquin, justement… Géniteur du Marsupilami et de Gaston Lagaffe, grand dépressif, il a connu une forme de postérité et de reconnaissance supérieures en tant qu’Auteur (avec un grand A) avec son recueil d’Idées Noires, chef d’œuvre – très politique – d’humour désespéré. On ne souhaite pas à Zep de connaître les mêmes tracas psychologiques que son modèle mais de suivre ce chemin où il se permettra d’aller encore plus loin dans l’expression de son âge adulte. Et écrire son histoire d’homme à lui.