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Suivre l’histoire des mouvements musicaux au niveau international est devenu de plus en plus difficile. A chaque fois que l’on voit une tendance se dessiner, celle-ci est contredite par une nouvelle scène locale, et il est devenu quasiment impossible de tracer des grandes lignes sans se voir rétorquer que ces lignes sont en fait des courbes et que notre vision est biaisée parce que nous n’avons pas pris en compte tel phénomène ou tel artiste. Dans l’idée, ce n’est pas très grave et même plutôt stimulant. C’est toujours une bonne nouvelle que l’histoire musicale se complexifie et que les ramifications soient de plus en plus nombreuses. Cela signifie juste qu’il faut se montrer encore plus curieux et creuser toujours plus profondément.

Néanmoins face à l’immensité des scènes, des branches, des ruptures, des dérivations, et plus généralement face au nombre croissant d’artistes et de labels, il peut arriver que l’on ait envie d’inventer ses propres histoires à partir des projets qui nous touchent. La pertinence au niveau de l’histoire de l’art en prend forcément un coup, mais cela permet a minima de réfléchir sur ses goûts et de mettre en perspective ce qui nous plaît à instant donné.

Du coup, j’ai envie de créer des liens entre les quatre disques, regroupé par facilité sous la bannière musique électronique, qui m’auront le plus marqué ces derniers mois. Il s’agit des albums de Emptyset, Mika Vainio, Hecq et Tim Hecker, mes quatre points cardinaux du moment. Quatre disques qui, s’ils ne partagent aucune esthétique commune, se posent chacun à leur manière la même question « comment emmener ma musique plus loin ? » et y apportent tous une réponse différente. Quatre disques qui illustrent bien selon moi le dynamisme du genre, et la manière dont les barrières  continuent de s’effondrer entre ambient, drone, noise, expérimental et même dubstep.

Recur de Emptyset : creuser le sillon

Emptyset

Emptyset

En 2011, Emptyset et son album Demiurge avaient suscité une attention aussi surprenante que méritée. Personne n’arrivait vraiment à expliquer la jouissance ressentie à l’écoute de ces bruits électroniques qui fracassaient le sol de manière soit martiale et imprévisible. Mais, après quelques EP qui reproduisaient la formule, on pouvait se demander si le duo, originaire de Bristol, formé par Paul Purgas et James Ginzburg, avait encore quelque chose à dire.

Leur signature chez Raster Noton avait initialement laissé supposer un changement de style significatif. On connaît la cohérence des sorties du label fondé par Olaf Bender alias Byetone, et l’on pouvait douter que la musique sans basse et sans beat d’Emptyset y trouverait ça place. Pourtant Recur ne voit nullement le groupe changer son fusil d’épaule ; bien au contraire même. On se souvient alors du mantra de Byetone : « Comment faire plus avec moins ? » et l’on comprend que c’est via cette question que l’arrivée d’Emptyset chez Raster-Noton fait sens. Oui, comment faire plus avec moins de beats et moins de basses.

Ce qui intéresse Emptyset, ce n’est pas l’évolution  exogène, et il y a fort à parier que le groupe ne sera jamais du genre à ouvrir sa musique à d’autres genres. Non, ce qui le motive, c’est de racler son propre sol pour s’enfoncer encore plus dans ses propres profondeurs. L’évolution pour lui revient à creuser son propre sillon encore et encore, et à affiner/affirmer son identité. Recur cherche ainsi à développer des titres assez structurés qui ne s’écoutent pas comme une succession de bruits aléatoires, soit quelque chose qui ne puisse jamais être décorrélé de l’entité Emptyset.

Transformer un concept et un son en de véritables chansons.

Medium, leur précédent EP sorti en 2012 avait été enregistré dans un manoir anglais, comme s’ils avaient mis un sonar au milieu de la bâtisse et qu’ils en avaient dessiné les plans juste en en observant les répercussions du son. Recur, lui, ne travaille pas sur la spatialisation, mais sur la répartition dans le temps, sur la répétition et use brillamment du procédé pourtant bien connu d’évolution du son par succession de micro modifications ; l’intrigue découle alors de notre incapacité à s’approprier la répétition.

L’enjeu est là : transformer un concept et un son en de véritables chansons, le tout sans faire la moindre concession. Il en découle un disque à la fois très soigné (presque raffiné) et en même temps terriblement déstabilisant. En seulement quelques minutes on assiste à la construction et à la déconstruction des chansons, et en faisant cela Emptyset se rapproche des schémas noise voire parfois dubstep, avec un jeu aspiration / expiration.

Kilo de Mika Vainio : se recentrer sur soi

Mika Vainio

Mika Vainio

Lorsqu’on parle d’Emptyset, il est difficile de ne pas mentionner Pan Sonic, le duo formé par Mika Vainio et Ilpo Väisänen, tant ce dernier a en partie défriché le travail pour les bristolliens. Ses drones déformés et criards, d’obédience industrielle, constituent ce qui se rapproche le plus du son d’Emptyset, en particulier sur Kesto (1997)  ou plus récemment via certains motifs de titres comme Voltos Bolt.

Contrairement à Emptyset, Mika Vainio, qui vient de sortir son nouvel album solo, ne cherche pas à affiner la formule développée tout au long de Pan Sonic (nouvel album à venir chez Kvitnu !). Il faut dire qu’il est à un stade de sa carrière où l’on a l’impression qu’il a déjà traversé en long et en large tous les paysages technoïdes. Que ce soit avec Pan Sonic ou en solo, il a apporté sa pierre aux édifices noise, minimalistes, ambient, electro-acoustiques et expérimentale, et sa discographie pléthorique regorge d’essais, de digressions passionnantes et de collaborations, aussi bien avec des inconnus qu’avec Alan Vega, Merzbow et Stephen O’Malley…

Tout ici est une question de poids et de masse.

Aujourd’hui avec Kilo, on a l’impression qu’il ne recherche plus l’expérience et la découverte, mais qu’il souhaite simplement livrer ce qu’il est vraiment, ce qui le définit en tant que musicien. Kilo est ainsi un disque de noise indus sur lequel on retient son souffle à chaque seconde. Mika Vainio y démontre combien la lenteur peut-être puissante et comment le son peut écraser l’éditeur sans s’appuyer sur la vitesse, l’énergie et la puissance. Tout ici est une question de poids et de masse ; la pochette étant à ce titre assez explicite.

L’impact de Mika Vainio sur la musique moderne est significatif, et on peut imaginer sa frustration de ne pas être reconnu à sa juste valeur. Le fait que Kilo soit si rentre-dedans et qu’il fasse bloc vient aussi peut-être de là. Depuis quelques années, Mika Vainio s’intéresse à l’impact que peut avoir le son sur le corps (y compris, ou plutôt en particulier dans le cas d’expériences militaires). Et cela se recoupe encore avec les sensations d’écrasement qu’on peut aujourd’hui ressentir à l’écoute de Kilo.

En tout cas, il donne l’image d’un musicien qui a tout vu et en est revenu, au point de pouvoir se montrer à nu, focalisé sur sa tâche de faire interagir hommes et machines (on parle bien de hardware, car il ne travaille strictement jamais avec des ordinateurs).

Horror Vacui de Hecq : faire le point

Hecq

Hecq

Alors que Mika Vainio se débarrasse de ses expériences passées, Hecq, lui, en est plutôt à l’heure de la synthèse, conservant ses bonnes idées et les mixant avec de nouvelles. Il est rare de voir un musicien changer aussi souvent de style avec la conviction qu’il ne le fait pas par goût du risque, mais tout simplement parce qu’il tâtonne, et de pourtant suivre ses essais avec tant de passion. Un peu plus tôt dans l’année, Hecq a par exemple sorti sous son vrai nom, Ben Lukas Boysen, Gravity un très joli disque composé de nappes et de piano, dans le sillon de Nils Frahm ; lui qui en 2011 avait publié Avenger un album qui mettait les points sur les i en saignant à blanc le dubstep.

Horror Vacui n’est pas un album en soi. Il s’agit plus d’une compilation d’inédits destinés à fêter les dix ans du musicien. Il est habituellement difficile de s’attacher à ce genre d’exercice où le côté fourre-tout prédomine, où il n’y a ni concept ni composition d’album et où l’on n’apprend finalement assez peu de choses sur le musicien, si ce n’est qu’il en est à l’heure du bilan. Mais chez Hecq, de par sa discographie éparse, cette photo d’identité prise à l’instant T devient passionnante. Comme Mika Vainio, il s’est essayé à beaucoup de styles, au travers desquels il a affiné sa technique.

Horror Vacui apparaît alors comme l’album de l’équilibre, une œuvre courte, mais qui recèle plein de surprises et d’idées mélodiques merveilleuses (je ne compte plus le nombre de fois où j’ai écouté Dkmajestic) et qui démontre que cela peut faire du sens de souffler entre deux œuvres plus construites. Qui plus est, si Horror Vacui renvoit plus au Hecq des débuts (mais valorisé par ses expériences suivantes), il fait aussi le pont avec le dubstep et avec Gravity au travers des remix se trouvant à la fin (par Field Rotation, Frank Riggio et Ben Lukas Boysen lui-même).

Virgins de Tim Hecker : avancer encore et encore

Tim Hecker

Tim Hecker

Cela nous amène fatalement au monument de ces derniers mois : le nouvel album de Tim Hecker. Il y a ceux qui approfondissent leur genre, ceux qui se foutent à nu, ceux qui font la synthèse de leurs précédents disques, et puis il y a ceux qui repoussent les limites, qui essayent d’aller encore plus loin. Bref il y a Tim Hecker.

Sur Virgins, sorti chez Kranky, Tim Hecker essaye de trouver sa quintessence, de prendre tous les points qui composent sa musique et de les améliorer. Virgins est à la fois plus accessible (plus varié) et plus complexe (plus structuré), plus minimaliste (les nappes n’ont parfois besoin de rien d’autre) et plus dense (les morceaux sont volontairement surchargés), plus spontané (les parties instrumentales ont été enregistrées en improvisation) et plus travaillé (les morceaux ont rarement fait preuve d’autant d’aspérités). C’est un disque sans concession et sans retenue. Habituellement, un musicien est toujours obligé de lâcher du lest sur l’une de ses envies, de privilégier, pour une question de cohérence, telle vision plutôt que telle autre. Mais là rien n’est laissé de côté.

Tim Hecker n’a plus peur d’être ridicule et d’utiliser des effets éculés.

Cela en laissera certains de marbre : ceux qui regrettent le Tim Hecker première période, et ceux qui lui reprocheront ses nouveaux penchants pour la grandiloquence. Mais, il faut l’admettre, Tim Hecker aime de plus en plus sortir de sa zone de confort. Des albums comme Harmony in Ultraviolet et An Imaginary Country, indépendamment de leur beauté, avançaient sur des rails ; compte tenu du talent de Hecker, on avait presque l’impression que c’était facile pour lui de sortir des albums de cette trempe, qu’il lui suffisait simplement de se laisser aller. La prise de risque est tout autre sur Virgins. Peut-être est-ce dû à sa précédente expérience avec Daniel Lopatin, mais il n’a plus peur d’être ridicule et d’utiliser des effets éculés. Jamais il n’aurait auparavant tenté le coup d’un Live Room, au final très réussi. De ce fait, son ambient drone se teinte de plus en plus de ruptures, de hausses et de baisses de son, cherchant à passer pour une musique de cathédrale.

Entre deux morceaux dénués de surprises, mais imprégnés de l’identité Hecker (Incense At Abu Ghraib et le génial Radiance), Tim Hecker inverse les codes. La mélodie d’un piano se transforme en boucle, et ce sont les nappes harmoniques et les rythmiques qui, seules, s’occupent de guider le morceau. Ce procédé qu’il a déjà utilisé par le passé est vraiment mis en valeur ici par les arpèges désaccordés. La variété entre les morceaux crée de nouvelles dynamiques et on apprécie de retrouver un morceau quasiment hantologique proche de The Caretaker (Black Refraction).

Emptyset, Mika Vainio, Hecq et Tim Hecker, mes quatre points cardinaux du moment… Quels que soient les contextes de leur nouvel album, ils partagent le même souci de réflexion, le même rapport au son, à son exploitation et à sa transformation. Tous les quatre réalisent une musique sans concession qui, pour chacun d’entre eux, reflète, je crois, parfaitement ce qu’ils sont aujourd’hui. Ce ne sont pas des disques faciles d’accès, mais ils renferment un échantillon assez impressionnant des émotions technoïdes que l’on peut ressentir en 2013.

Chacun d’entre eux a évolué selon des partis pris différents, mais tous parfaitement défendables. Et même, si cela n’a rien d’original, et que l’on pourrait réaliser une cartographie de ce type avec un paquet d’artistes, je crois qu’elle illustre bien quelques-unes des questions que les artistes peuvent se poser concernant leurs orientations.

Pour ceux qui, en revanche, seraient arrivés au bout de leur parcours, on ne peut que leur conseiller de s’inspirer de Mark Fell qui s’en remet au hasard pour dessiner les contours de sa musique (et l’explique dans ce papier dans Wire).