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Limonov, d’Emmanuel Carrère :
de l’inconfort en politique

Par Laura Fredducci, le 25-11-2013
Littérature et BD
Deux ans après sa sortie, à contretemps des rentrées littéraires et des successions de prix, ce livre mérite que l'on s'y replonge, tant les malaises politiques qu'il explore restent d'actualité.

Limonov, c’est avant tout le livre parfait de l’universitaire en vacances : un style rentre-dedans, un personnage fascinant, et des montagnes d’aventures à travers les méandres de la guerre froide et de la perestroïka. Il donne envie de faire des listes, d’accumuler les villes où le personnage passe, Kharkov, Moscou, New York, Paris, Sarajevo… on peut aussi énumérer ses métiers, ses expériences sexuelles, ses coups d’éclat littéraires ou politiques. Tout donne envie de faire des grands gestes avec les bras, et comme on l’a lu en retenant son souffle, de dérouler dans une grande expiration à quel point il y a d’histoires, de rebondissements excentriques, à quel point on s’en met pleins les yeux et la panse d’oxymores bien relevés et de contrepoints qui groovent. Mais mis à part le plaisir immense que l’on peut prendre à se faire promener dans tous les milieux et sur tous les continents aux côtés d’un Russe un peu dingue, ce livre esquisse une réflexion passionnante sur la façon dont se construisent les valeurs politiques et morales. Portrait en creux de l’écrivain, qui s’avoue lui-même bourgeois parisien du XVIe arrondissement, sans grandes aventures à son actif, sans grande mobilité sociale derrière lui, il met à jour un ambitieux acharné qui, à partir de sa banlieue prolétaire ukrainienne, va passer une grande partie de sa vie à essayer de se tirer d’affaire, de monter des échelons, de juger les gens comme supérieurs ou inférieurs et de se retrouver, autant que possible, dans la première catégorie. Et pourtant, on le voit basculer bien souvent du côté des femmes, des prolos, des clodos, des noirs, des gays, tous les minoritaires, les loosers de l’histoire, les dominés. Fasciste ou combattant des opprimés, ça n’est jamais bien clair avec lui. Et j’aime ce livre, précisément, pour ce rapport qu’il entretient avec l’inconfort, en politique.

« Je me méfiais, je me méfie toujours des unions sacrées – même réduites au petit cercle qui m’entoure […] Quand des gens peu recommandables comme Limonov ou ses pareils disent que l’idéologie des droits de l’homme et de la démocratie, c’est exactement aujourd’hui l’équivalent du colonialisme catholique – les mêmes bonnes intentions, la même bonne foi, la même certitude absolue d’apporter aux sauvages le vrai, le beau, le bien – cet argument relativiste ne m’enchante pas, mais je n’ai rien de bien solide à lui opposer. Et comme je suis facilement, en politique, de l’avis du dernier qui a parlé, je prêtais une oreille attentive aux esprits subtils expliquant […] que sur toutes les photos publiées par la presse et montrant des victimes des Serbes, une sur deux, si on regardait bien, était une victime serbe. Je hochais la tête : oui, c’était plus compliqué que ça.

Là-dessus j’écoutais Bernard-Henri Lévy s’élever précisément contre cette formule et dire qu’elle justifiait toutes les lâchetés diplomatiques, toutes les démissions, tous les atermoiements. Répondre par ces mots : «c’est plus compliqué que ça», à ceux qui dénoncent le nettoyage ethnique de Milosevic et sa clique, c’est exactement comme dire que oui, sans doute, les nazis ont exterminé les juifs d’Europe, mais si on y regarde de plus près c’est plus compliqué que ça. Non, tempêtait BHL, ce n’est pas plus compliqué que ça, c’est au contraire tragiquement simple – et je hochais la tête aussi. »

"Non, tempêtait BHL, ce n’est pas plus compliqué que ça, c’est au contraire tragiquement simple – et je hochais la tête aussi."

“Non, tempêtait BHL, ce n’est pas plus compliqué que ça, c’est au contraire tragiquement simple – et je hochais la tête aussi.”

Pourtant, tout le livre est une grande machine à détricoter les évidences, ces emportements de l’opinion publique pour tel ou tel camp tout au long des années 90, et regarde tout ça avec un grand soupir un peu mou de complexité politique : oui, je suis désolé, mais à part quelques rares exceptions, c’est plus compliqué que ça. Ce n’est pas très photogénique, ça ne passe pas au format médiatique, mais enfin voilà. En France, on a tous grandi dans le mythe de la Seconde Guerre mondiale, les résistants contre les nazis, c’était clair, beau, émouvant, et si cette période de l’histoire fascine encore à ce point, c’est sans doute en partie pour le plaisir de l’intelligibilité, comme le dit Barthes d’un match de catch. Il y avait d’évidentes victimes, d’évidents bourreaux absolument salauds, et c’est à ce référent total, point Godwin des conversations, que l’on cherche souvent à se référer quand les débats politiques rentrent dans une trop grande complexité. C’est aussi ce qui excite tant les médias à propos de la question de l’extrême droite en France : des factions, des milices, des crânes rasés, donnez-nous aujourd’hui notre méchant quotidien, que l’on puisse être des héros simplement, tranquillement, sans jamais remettre en question notre propre racisme et nos propres contradictions (le méchant, c’est toujours l’autre, évidemment). Ça fera de beaux slogans publicitaires et de belles unes des journaux.

Fasciste ou combattant des opprimés, ça n’est jamais bien clair avec lui.

Or, la période de l’histoire idéale pour nourrir des réflexes de pensée opposés, c’est bien la fin de l’empire soviétique et l’immense bordel politique qui lui a succédé. En suivant les pérégrinations de Limonov, parfois vrai bon salaud qui joue de la Kalashnikov, parfois touchant mystique sur les sommets de l’Altaï, ou encore leader indé pour adolescents marginaux, l’auteur s’accorde un regard nuancé, qui assume sa propre indécision, sur de larges pans tragiques ou anodins de l’Histoire. On le sent qui se tortille, l’écrivain, qui se sent mal, le cul entre deux chaises, il multiplie les précautions, les arguments d’autorité, il nous montre lui-même sa perplexité face aux éléments si hétéroclites qu’il recueille sur le personnage, mais il continue, vaillamment, et nous pose devant les mêmes dilemmes. On aime tant ses premiers pas littéraires, poète comme d’autres seraient rappeurs dans sa misère de Saltov, ses errances à New York et ses baises sauvages dans Central Park, ses illuminations en faisant le ménage dans son camp de prisonniers en Russie. Et puis il suffit de taper son nom sur google pour le voir posant devant un drapeau imitant celui des nazis, avec une faucille et un marteau à la place de la croix gammée. Hum. Le point Godwin ici, ce n’est pas l’auteur qui l’invente.

Le point Godwin ici, ce n’est pas l’auteur qui l’invente.

Le point Godwin ici, ce n’est pas l’auteur qui l’invente.

Kafka a dit qu’écrire, c’est sauter en dehors de la rangée des assassins. Limonov a écrit, a assassiné aussi peut-être, mais le moins que l’on puisse dire, dans ce que fait ce roman-biographie, c’est qu’il nous sort d’une certaine rangée, nous force à nous déplacer, et explore, déploie la complexité d’une vie comme la littérature peut le faire, sans chercher à conclure.