Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Top of the lake, Jane Campion sous la surface du réel

Par Arbobo, le 05-11-2013
Cinéma et Séries
Il n'est pas nécessaire d'être à jour dans la série pour lire cet article.

Une jeune enquêtrice revient pour raisons familiales sur ses terres natales et hostiles, on connait le motif depuis Dans la chaleur de la nuit avec Sidney Poitier. A partir de là, rien ne s’enchaîne comme prévu.

Dans Top of the lake on doute parfois de l’objectif poursuivi par Jane Campion et Gerard Lee, déjà associés pour le scénario de Sweetie il y a 24 ans. Comme dans son film In the cut, la trame policière semble être en grande partie un prétexte pour réaliser autre chose. Pour commencer, y développer des personnages féministes variés et intrigants, et décliner avec elles les expressions du désir sexuel féminin. Cette partie là est sans conteste une réussite. Les personnages sont tous assez fouillés et bien interprétés pour être intéressants, les hommes n’y sont pas le parent pauvre et ils ne sont pas seuls à avoir le mauvais rôle. Ah cette mère diminuée qu’on n’arrive pas à aimer, cette bourgeoise en rupture matrimoniale qui humilie ses gigolos en leur jetant des billets sur le comptoir puis un “ne parle pas” méprisants au possible… Le regard de Campion est acéré et souvent sans tendresse. Sa vieille complice Holly Hunter y campe une femme tellement partie dans son trip que ses compagnes en font malgré elle une gourou, quémandent son attention et ses décisions qu’elle balance à contrecoeur et sans aménité.

top-of-the-lake-620x3491

“Laketop”, bourgade inventée pour l’occasion, c’est avant tout le Far-East

On sera pour ses frais si l’on cherche des “héros” dans ce feuilleton. Ce coin paumé au cul du loup, dans l’un de ces coins semi-déserts de Nouvelle-Zélande, n’a de paradis que le nom. “Paradise”, c’est le bout de terrain investi par ces femmes tout droit sorties du livre du même nom de Toni Morrison. Une halte, un coin pour se refaire la cerise ? Un vrai bâton merdeux en réalité. “Laketop”, bourgade inventée pour l’occasion, c’est avant tout le far-east. Une version 21e siècle du far west avec voitures 4×4, téléphones portables, hélicoptères qui remplacent les chevaux, et café expresso dernier cri. Pour le reste, les indigènes y restent les gêneurs, les étrangers ne sont pas bienvenus, et la bienséance de façade ne suffit pas à cacher des moeurs qui vont du rude à l’abject. Comme dans la “conquête de l’ouest”, les espoirs de nouveau départ s’évanouissent dès les premiers jours d’installation. Comme dans le far west, les paysages sont un personnage à part entière, ici le lac mais aussi les montagnes. Filmés avec passion et talent, ces rives et ces forêts nous entraînent aussi loin que possible du récit. Le lien avoué avec la version US de The Killing n’est pas usurpé et la musique accentue cette sensation d’espace.

Comme les lieux – Laketop, Paradise – la famille est un faux refuge. Ceux qu’on aime vous ont trahi. Les familles sont désunies, dysfonctionnelles, quand elles ne sont pas les deux à la fois. C’est en étant renégat à sa famille qu’on se sauve, comme la policière Robin qui fuit sa mère et son fiancé, comme Johnno renié par père et frères, ou comme Tui qui s’enfuit. On aimerait voir plus souvent des personnages comme Johnno, vision éminemment positive de la virilité par une féministe qui attend des hommes qu’ils soient des partenaires et des égaux.

Quand le désir devient-il monstrueux ?

Peut-être, comme au fond dans toute l’oeuvre de Jane Campion, est-ce avant tout une histoire de désirs. Que désirons-nous, comment ? Et puis, car cela compte lourdement dans cette série : quand le désir devient-il monstrueux ? C’est là qu’on peut estimer que l’oeuvre de Jane Campion achève une boucle réflexive. Une longue réflexion féministe, ce qui n’aura échappé à personne, qui part de la répression du désir féminin vers sa libre expression, avant que le propos se décale aux excès du désir et son horreur. Ce travail là, plus complexe et plus osé, c’est un travail de fond très profond sur les normes. Car sur le plan formel, Jane Campion semble avoir trouvé très tôt son rapport à l’image. Elle fut une réalisatrice accomplie dans son art, et récompensée par une palme d’or, à un âge où d’autres balbutient encore leur langage filmique.

toplakeparadise

C’est Tui l’étoile du Sud de Top of the lake. Son jeu sobre et touchant donne le diapason aux stars chevronnées (Jacqueline Joe n’a que 12 ans lors du tournage), et le sort de Tui reste le fil rouge de cette histoire éparpillée. Un bus scolaire ralentit sa course et s’arrête en bord de lac. Une professeure se précipite dans l’onde pour empêcher une élève d’achever son suicide par noyade, et l’accompagne à l’hôpital. Là, les médecins découvrent avec elle qu’elle est enceinte de 6 mois. Deus ex-machina, la détective Robin Griffin spécialisée dans la pédocriminalité est de passage auprès de sa mère, et se retrouve collée dans les pattes d’un chef de la police qui n’a aucune envie de résoudre cette affaire.

Jane Campion n’aime pas les polars, elle s’en sert comme prétexte

Douze ans. Six mois. Et une dizaine de suspects possibles dans ce sale bled où violer une gosse fait partie des divertissements locaux. Contrairement à la terrifiante New York unité spéciale, captivante depuis 15 saisons, Top of the lake traite cette affaire comme la vit Tui : avec un détachement apparent et une froide détermination. Ce n’est pas la première fois que Campion accentue délibérément la froideur de son regard. Mais elle y ajoute une autre dimension : le polar cesse souvent d’en être un. C’est l’erreur des scénaristes de nous avoir mis progressivement à distance, en restant collés à l’enquête on aurait pu être intrigués par la froideur du ton, mais en s’éloignant longuement de la résolution du viol on se retrouve sans lien émotionnel avec le sort de cette enfant. Pour empêcher le fil de se perdre tout à fait, la trame policière rebondit assez lourdement et en enfilant quelques poncifs (le gentil vieux paumé qui fait repérer la cachette, était-ce bien nécessaire ?). Campion n’aime pas les polars, elle s’en sert comme prétexte, ce n’est pas nouveau. Mais le contraste est tel entre la finesse des caractères, la beauté des lieux et la force du jeu, qu’on finit par s’agacer de cette trame traitée par dessus la jambe. La qualité de jeu de la totalité des acteurs, vraiment remarquables, ne suffit pas à faire oublier ce faux-pas.

La télévision permet de faire exister des personnages hors norme, et plus encore dans un contexte éloigné comme ce far-east. Mais la finesse est toujours là, sinon dans l’histoire du moins dans les caractères. On avait oublié l’importance des adolescents aux yeux de Jane Campion (quoique, Sweetie…). Dans Top of the lake les ados ont les plus beaux rôles, on admire Tui, on est bluffé par la force de caractère de Jamie. Et il y a ce moment, doux, tendre, et finalement si juste, lorsque les élèves traversent le lac à l’insu de tout adulte pour partager un moment avec la petite fugueuse. Chaque fois que Tui est filmée loin des adultes chargés d’elle, enseignants, parents, police, Campion pose sur elle un regard d’égale à égale. Comme une marraine attentive à distance, elle observe la petite avec confiance et une pointe d’affection.

Elisabeth Moss & Thomas M. Wright

Elisabeth Moss & Thomas M. Wright

En s’enfuyant, Tui protège le futur enfant qu’elle veut garder et elle-même, mais surtout elle s’approprie le cours de sa vie confisqué par des adultes. C’est plus important, au final, que de découvrir qui est l’ordure qui l’a violée. Ce combat là, c’est l’obsession de Robin Griffin, pas la sienne. Les femmes qui viennent à Paradise emportent avec elles les démons dont elles espéraient se débarrasser. Toutes sauf trois, qui vivent leur vie sans se soucier des autres, GJ plus encombrée qu’autre chose par ses groupies, Tui qui n’a guère besoin que de son fusil, et une jeune brune dont on n’entendra jamais le nom (Melissa). Déposée là par une mère friquée qui se défait d’un fardeau, la jeune femme ne parle qu’avec ses doigts, laissant le son de sa guitare parcourir les cimes. Dans les derniers moments, dressée au centre de Paradise, Georgi Kay reprend avec une voix splendide un morceau de Björk, Joga, comme si les îles communiquaient d’une antipode à l’autre. La jeunesse et les grands espaces auront le dernier mot.

Jane Campion réussit à changer sa narration en changeant de medium. C’est sans doute là le plus grand pari, avoir l’intelligence ou l’humilité de ne pas chercher à imposer à la télévision une narration cinématographique. D’épisode en épisode on change de point de vue, c’est l’histoire qui décide et guide la caméra pour qu’elle s’attarde plus sur l’un ou l’une, y revienne (ou pas). C’est la force des séries réussies, et même si celle-ci laisse un goût d’inachevé on saura gré à Campion d’avoir compris le jeu et l’avoir joué dans les règles.

Reste à savoir quel artifice improbable et raté servira de prétexte à une seconde saison que les producteurs bataillent probablement déjà pour imposer. D’ici là profitons de ce récit limoneux.

 

>> une autre lecture de cette série sur Accreds par Thomas Messias ( de Playlist society)