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Ceuta, douce prison : ce putain de ciel bleu

Sortie le 29 janvier 2014. Durée : 1h30min

Par Thomas Messias, le 28-01-2014
Cinéma et Séries

Ils sont mille réfugiés à vivre — ou en tout cas survivre — parmi quatre-vingt mille habitants dans une zone de 18 kilomètres carrés, coincée entre la mer et un gigantesque mur qui en fait une prison à ciel ouvert. Le centre d’accueil de temporaire de Ceuta, petite enclave espagnole située au nord du Maroc, est leur salle d’attente géante. Ils ont atterri là au péril de leur vie, après avoir bravé les éléments ou servi de marchandise à des passeurs sans scrupules. Depuis, leur existence est comme mise entre parenthèses. Ils ne savent ni pour combien de temps ils sont là — quatre mois ? cinq ans ? — ni ce qu’il adviendra d’eux une fois que les autorités compétentes auront daigné s’occuper de leur cas. Retour à la case départ manu militari ou obtention de papiers leur permettant d’atteindre pour de bon la case Europe : les pensionnaires de Ceuta ne se font que peu d’illusions, mais ils ont choisi de tenter leur chance et de patienter pour cela dans cette zone de non-droit où il vivent entassés à huit ou dix par chambre.

Référence assumée du tandem : l’Elephant de Gus van Sant.

Les co-réalisateurs Loïc H. Rechi et Jonathan Millet ont longuement posé leur caméra à Ceuta, avec plusieurs partis pris dans leur besace. Ils s’intéressent aux individus, pas à leur somme, d’où un film épuré des chiffres parasites qu’on pourrait imaginer y trouver, et une mise en scène qui privilégie le gros plan, l’intime, avec notamment ce filmage de dos qui s’inspire — référence assumée du tandem — de l’Elephant de Gus van Sant. Par ailleurs, l’objectif du film n’étant pas à aller chercher du côté de l’indignation — il y a des reportages télévisés qui font ça très bien —, les deux hommes n’ont pas cherché à pénétrer à l’intérieur de l’enceinte. Pas d’images insoutenables d’hommes entassés dans des conditions d’hygiène déplorables et privés de toute assistance : cette glauquerie-là restera consciencieusement hors cadre, le spectateur étant tout à fait capable de la reconstituer lui-même. Rechi et Millet évitent tout sensationnalisme et se cantonnent à l’extérieur, sur la route qui les mène au parking où certains gagnent quelques euros en garant des voitures, ou dans la forêt qui sert de lieu de rencontre à quelques réfugiés soucieux de partager leurs impressions et d’analyser leurs situations respectives. L’influence du lieu est là, prégnante, mais celui-ci ne phagocyte pas l’ensemble. Enfin les détenus de cette douce prison peuvent être considérés pour ce qu’ils sont, individuellement, et non comme de la chair à journalistes, groupe informe dont on n’apprend généralement rien si ce n’est quelques banalités d’usage.

À Ceuta comme ailleurs, l’opinion unique n’existe pas.

Ceuta, douce prison recèle en son sein plus d’une scène marquante, mais c’est surtout le rythme du film qui marque et impressionne. Pour se sauver de la folie et de l’aliénation, les cinq hommes suivis par le film ont choisi la seule arme mise à leur disposition : les mots. Ils dissertent sans cesse, parlant comme ils respirent, disséquant leurs aspirations, leurs regrets. Les questions sont simples : qu’est-ce que je fais là ? que ferais-je si c’était à refaire ? comment s’en sont sortis ceux qui sont passés par là avant moi ? vaut-il mieux végéter ici ou subir la dure loi de mon pays d’origine ? Les réponses apportées sont quant à elles d’une richesse absolue, reléguant aux oubliettes le cliché du réfugié forcément illettré et incapable de penser à autre chose qu’à manger et dormir. De vrais débats se mettent en place, car à Ceuta comme ailleurs, l’opinion unique n’existe pas. Certains souffrent tellement de leur statut de non-hommes, comme s’ils n’existaient plus depuis leur arrivée, qu’ils en viennent presque à espérer leur expulsion rapide. D’autres pensent au contraire que tout vaut mieux qu’un retour au pays. Ça n’est pas qu’une question de conjecture géopolitique, c’est aussi une affaire de dignité, de ce que chacun est prêt à supporter pour avoir une chance d’atteindre ce à quoi il aspire.

Un monument d’ironie jeté à la gueule de Guy, Iqbal, Nur, Marius et Simon.

Et puis il y a ce bleu, ce putain de ciel bleu, qui confère à Ceuta des airs de paradis. On imagine que par moments, ce ciel-là doit être tout bonnement insupportable. Pour que l’atmosphère soit conforme à ce qui se passe ici, dans les faits comme dans les têtes, il faudrait que le tonnerre gronde en permanence. Que la pluie tombe du matin jusqu’au soir, froide et désespérante. Que de rares rayons de soleil pointent le bout de leur nez avant de se carapater aussi sec, bribes d’espoir qui resteront intouchables. Climatiquement parlant, ce ciel bleu est une chance pour ces types qui survivent avec trois fringues et passent leur vie à l’extérieur. Spirituellement, il doit être un pur calvaire, un monument d’ironie jeté à la gueule de Guy, Iqbal, Nur, Marius et Simon, cinq hommes perdus parmi tant d’autres, pour qui ce décor de carte postale constitue sans nul doute le pire des écrans de fumée.