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Jeff Mills, le dormeur s’est éveillé – Science-fiction et métaphysique

Par Nathan Fournier, le 24-01-2014
Musique

Un article en deux parties sur Jeff Mills et la techno, son évolution et l'influence de la science-fiction :

- Première partie : Jeff Mills, le dormeur s’est éveillé – Les limites de la techno

- Deuxième partie : Jeff Mills, le dormeur s’est éveillé – Science-fiction et métaphysique

L’influence de la science-fiction

Depuis son invention, la techno a la science-fiction comme cousin germain. Les deux partagent une fascination pour le futur et ce qui l’entoure : les machines, les sons  synthétiques, les bips et les glitchs. La techno, comme la science-fiction, porte en elle la dystopie. Detroit serait alors ce monde post-apocalyptique, ce monde fui pour une planète dans l’espace ou une station spatiale. Les déclins des civilisations ont donné naissance à la techno comme à un nouveau monde qui s’ouvre, un monde musical fixé vers le futur, un monde où aller de l’avant est une obligation.

Chez Jeff Mills, le futur et la science-fiction sont des points de départ.  Il en adopte les idées, les concepts, les histoires et l’esthétique. Dans une grande métaphore un peu maladroite, Jeff Mills se veut un astronaute de la techno, le regard fixé vers le ciel, à construire une discographie comme une fusée, et s’approcher toujours plus près du modèle qui lui permettra d’atteindre d’autres planètes, d’autres contrées. Il pousse la métaphore jusqu’à se produire en combinaison spatiale et à collaborer avec Mamoru Mohri, astronaute chinois. L’espace est une obsession pour Mills et sa techno devient presque une science fiction musicale. On y retrouve des allusions à Dune ou à HG Wells (toute la série Sleeper Wakes lui emprunte le nom, par exemple), une esthétique particulière et unique, un son identifiable entre mille et, bien sûr, des expérimentations techniques et conceptuelles qui, à chaque fois, ont pour but d’emmener la musique vers un nouvel inconnu, vers son futur.

It’s not true what “some” say. From my view, producers, artist and DJs of music have only scratched the surface. For instance, in the genre of music, we commonly see the past and present, rarely the Future. I think it’s easy to assume that all things have been covered when most of the people involved in the music industry tend to repeat themselves. This isn’t because all ideas are exhausted, but rather, it’s more comfortable to keep giving the people what “works” as opposed to giving them something new.

Autrement dit, Jeff Mills ne subit pas le temps qui passe, il va titiller le futur dès qu’il le peut. Il est en pleine conquête spatiale. Sa musique doit incarner l’avenir, tout en respectant le passé et en étant ancrée dans le présent. Mission impossible ? Sûrement, mais c’est un moteur de création puissant qui explique l’activité incessante de l’artiste, la demi-douzaine (ou plus) de sorties annuelles, les dizaines de concerts, de performances et d’exposition.

Le but de Jeff Mills, depuis maintenant deux décennies est d’amener la techno dans le futur. L’influence de la science-fiction a été un des vecteurs, un des catalyseurs, et la série Sleeper Wakes – le résultat – est peut-être la plus belle réussite de ce mélange aussi évident que potentiellement maladroit (souvenez-vous d’Electric Light Orchestra).

Sa musique doit incarner l’avenir, tout en respectant le passé et en étant ancrée dans le présent. Mission impossible ? Sûrement, mais c’est un moteur de création puissant.

Sleeper Wakes était au départ un album isolé. Un album basé sur des récits de science-fiction, des envies d’ailleurs de Mills. Mais, depuis 2009, le projet s’est élaboré pour prendre de plus en plus de place dans sa discographie. L’histoire continue d’évoluer, de changer, d’avancer et Sleeper Wakes est maintenant une série, comme un recueil de nouvelles.

Sleeper Wakes, amener la techno dans le futur

L’idée de mêler intrigue SF avec musique techno est facile à comprendre. La techno a été la musique du futur à ses débuts, et qu’elle essaie de se projeter dans le futur et de l’incarner est compréhensible. Ce qui semble bien plus complexe réside dans le terme intrigue. Comment raconter une histoire avec une musique sans textes, sans paroles ? Une musique composée principalement de beats a l’air muette. Mais la question se pose aussi avec la musique classique, en fait. Et les symphonies racontent elles aussi des histoires, après tout. Le compositeur l’écrit, le titre donne des indices, et l’interprétation et les sensations font le reste.

Mais là où la démarche de Jeff Mills est intéressante, c’est que le concept précède la musique. Il n’essaie pas de calquer une intrigue, une histoire sur une musique abstraite en soi, mais il essaie de créer cette musique pour qu’elle raconte l’histoire en question. La musique est seulement une illustration, un medium pour raconter un monde ailleurs, sur une autre planète et dans le futur.

C’est donc le concept qui prévaut. Cette approche platonicienne au possible met paradoxalement la techno entre parenthèses dans le travail de Mills. La musique ne fait partie que d’un grand tout au service d’un concept : l’histoire que veut raconter l’artiste. Son art se décline alors et va toucher des sphères nouvelles et se fraie un chemin dans les musées. De DJ et activiste, Jeff Mills devient un membre de l’art contemporain. La danse, l’art plastique, les performances et les projections s’infiltrent dans ses productions. Sa résidence à Paris est une performance en construction, ses projets avec les orchestres symphoniques (de Montpellier ou d’Île de France par exemple) sont des ouvertures vers d’autres disciplines, et ses derniers projets vont tous dans ce sens ; amener la techno ailleurs.

Même ses concerts « traditionnels » sont des performances qui penchent vers ces domaines, avec projections figées de paysages lunaires et titres qui annoncent les avancées du récit. C’était pour The Messenger, et Jeff Mills, dans sa combinaison spatiale et à genou devant ses cinq platines, immobile, calme et concentré sur sa musique, proposait un format différent (si ce n’est plus intéressant) que le traditionnel DJ devant une scène.

Why are the rooms typically dark with little lighting [with] large, overwhelming sound systems [and] a DJ or artist at the most focal point of the room? I think it’s like this because people wish to be informed musically and visually so that they can get closer to who they’d really like to be – closer to the idea of becoming in touch with life without barriers and borders

Le format de ses sorties embrasse aussi ce mouvement. Oui, il propose encore des albums sous formes de CD et de vinyles, mais aussi des clés USB et d’autres objets d’art qui portent la musique en eux, mais qui font au final passer la musique après l’objet.

Finalement, Jeff Mills travaille sur trois axes. Que ce soit dans sa forme musicale, son expression et sa production, la musique de Jeff Mills fait tout pour s’éloigner de la techno « traditionnelle ». Ou plutôt, il fait tout pour anoblir la techno, la sortir des clubs. Et par la même occasion, il réveillera les insomniaques qui hantent ces endroits, hypnotisés par les beats. Mills veut que ce réveil soit une prise de conscience, une illumination : voir jusqu’où la techno peut se rendre.

C’est dans cette optique que la série Sleeper Wakes est née : le Grand Changement.

The Sleeper is a project about Great Change. With giant leaps forward, our ideas about music and what we expect becomes replaced by the ideas made by our extreme actions and deeper consciousness towards the unfathomable levels of the human capacity. For this to occur, the genuine search for new inspirations must begin. The Sleeper explores time and the absence of it, the method of creating music for a specific time in our future, the preparation and calculation of what could and will be and most importantly, what we do with this sensitive and rare opportunity.

The Jungle Planet, dancefloor métaphysique

The Jungle Planet, c’est l’histoire d’une Terre reconditionnée par des aliens en attendant le prochain « cycle de croissance ». Un dernier humain voyage dans l’espace pour trouver les débris des rêves humain, des résidus de rêve de Darwin pour relancer l’évolution et le genre humain. Il se retrouve sur la planète où les humains ont été pensés, théorisés et créés. Voilà l’histoire ô combien métaphysique de The Jungle Planet. Dans un futur noir sans vous et moi, le dernier survivant retrouve le chemin du « monde des idées » de Platon pour relancer la machine, l’évolution.

Cette dernière déclinaison de la série Sleeper Wakes regroupe tout ce que Mills essaie de faire depuis maintenant dix ans. C’est un projet total qui dépasse la musique et qui constitue une pièce de plus dans son vaisseau, un propulseur supplémentaire pour l’empêcher de rester en orbite et de tourner en rond.

Jeff Mills

Jeff Mills

L’idée de voyage omniprésente dans Sleeper Wakes est toujours là, et les parallèles entre ces grands voyageurs à la recherche de concepts, d’idées, d’évolution et de frissons dans l’hyperespace et Jeff Mills sont évidents. Mills est ce voyageur. De Detroit à Berlin, de Berlin à Paris, de Paris à Jupiter, il tente toujours d’aller plus loin. La remise en question comme moteur, Jeff Mills tente de repousser les limites de la techno en y ajoutant des pincées de ci et de ça. Le dormeur s’est éveillé en 2009 et depuis, la machine est lancée. La techno n’est pas figée, et c’est ce que Jeff Mills n’arrêtera jamais de démontrer.

« C’est comme si l’on attendait perpétuellement quelque chose, un quelconque signe que la techno est enfin pleinement aboutie. Peut-être que ça a déjà été le cas plusieurs fois… On ne sait pas vraiment et on s’en fout probablement. Ceux qui s’y consacrent le font de manière inconditionnelle. »