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Le Loup de Wall Street, film boomerang

Par Axel Cadieux, le 04-01-2014
Categories Cinéma et Séries

Le Loup de Wall Street a filé la nausée à Pierre Haski, cofondateur de Rue89, « écœuré par la complaisance de la caméra de Scorsese vis-à-vis de la vie caricaturale de débauche et de cynisme de Jordan Belfort revisité par DiCaprio ». La mise en scène épouse le mode de vie déréglé et halluciné des traders, c’est indéniable. Une machine de guerre, lancée à toute allure sur les rails de l’indécence, qui ne ralentit que lorsque les personnages sont eux-mêmes dans le creux de la vague. Pour autant, est-il judicieux de parler de complaisance ? Il existe une confusion assez répandue, selon laquelle montrer sans commenter ou juger équivaut implicitement à cautionner. En plus d’être historiquement fausse, c’est une assertion qui sous prétexte de défendre une certaine forme de morale (ce concept vague, exploité à outrance par la critique, brandi tel un épouvantail mais rarement questionné) nie l’intelligence et la capacité d’analyse du spectateur : quand un client se fait symboliquement sodomiser contre son gré, que les femmes sont marchandées ou tondues et les nains réduits au rang de jouets, est-il vraiment nécessaire de réclamer, en plus, la condamnation explicite et sentencieuse du cinéaste ?

Là où Le Loup de Wall Street est fascinant, c’est que Scorsese anticipe les critiques de ce type et synthétise son positionnement en deux plans : le tout premier, puis le dernier. Le film s’ouvre en effet sur le logo de la Stratton Oakmont, la société de Jordan Belfort, le spectateur ayant alors l’impression naturelle qu’il s’agit d’une des boîtes de production du métrage. Très clairement et sans aucune ambiguité, Scorsese frappe son œuvre du sceau de l’entreprise et en adopte l’imagerie, les excès, l’obscénité intégrale. Ce premier plan est programmatique, comme l’aveu préalable d’un parti pris fort et clivant. Trois heures plus tard, Jordan Belfort a joué aux montagnes russes avec sa vie, est sorti de prison et se retrouve l’invité d’une conférence. Rayonnant, rassasié, il demande à chaque personne du premier rang de se mettre dans sa peau et de lui vendre un stylo avec conviction. L’escroc a gagné, il ne se trouve peut-être plus au sommet du monde mais sa logique a été inoculée dans les esprits (en ce sens, Pierre Haski se trompe lourdement quand il écrit que « le pire, dans ce film, est cette idée, qui n’est absolument pas abordée, que le système dont Jordan Belfort n’a finalement été que la caricature et pas l’aberration, n’est pas mort »). Le film se clôt alors sur un parterre léthargique, un public comme hypnotisé, crédule et bouche bée : le miroir en temps réel de la salle de cinéma. Un dernier plan qui agit comme un boomerang, renvoie le spectateur à sa condition et au regard qu’il vient de porter sur ce déluge déshumanisé.

Scorsese, bien conscient du pouvoir d’attraction du monde qu’il dépeint, questionne ici sa position en tant que cinéaste et, en creux, celle du spectateur : ce dernier sera-t-il capable de se défaire de la représentation assujettie à laquelle il vient d’assister ? Saura-t-il interroger l’imagerie, percevoir l’immense violence tapie dans l’ombre de Belfort ? Pourra-t-il s’extraire de la condition d’hébétude qui tétanise le public dans ce dernier plan (1) ? Scorsese ne livre pas un film facile et simple d’accès, bien au contraire. Le Loup de Wall Street est retors, vicieux, mais aussi magistral et passionnant de par les enjeux qu’il soulève. Surtout, il appelle à la responsabilité du spectateur, à son autonomie, à son émancipation vis-à-vis de la toute puissance de l’image, du pouvoir des apparences. Et c’est fort à propos : des types comme Belfort ne prospèrent que parce qu’il reste des victimes assez engourdies pour les alimenter. Ce n’est peut-être pas un film « utile », au sens où pourrait l’entendre Pierre Haski (sa portée se mérite), mais une œuvre complexe, foisonnante, qui au lieu de pointer ce qu’il faut penser prend le parti d’interroger à la fois sa forme et la manière dont elle peut être reçue. En un mot, Scorsese questionne son art en même temps qu’il peint le monde, privilégie l’exigence à la commodité d’un discours prémâché. Et c’est bien tout ce qu’il faut attendre d’un cinéaste de son envergure.

(1) Ce n’est par ailleurs pas un hasard si le scénario est de Terence Winter, l’un des principaux showrunners des Sopranos. La série a elle aussi représenté le spectateur à l’écran, comme dans le film de Scorsese : dans l’avant-dernier épisode, une foule se repaît d’un accident de la route gore et burlesque tout en poussant des cris d’orfraie. Une manière pour les scénaristes de répondre avec ironie aux très nombreuses récriminations des fans, toujours plus avides de sang et de larmes.

Film Fall Preview