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Mes parents ne m’ont jamais transmis de musique. Rien qui ne ressemble de près ou de loin à un héritage. À la maison, je me souviens qu’on avait une impressionnante chaîne stéréo et quelques disques aux pochettes évocatrices, mais c’était toujours trop compliqué de les écouter. De toute façon, les enceintes servaient principalement à supporter les bibelots qu’on n’osait plus poser sur le buffet ou la cheminée déjà surchargés.

J’ai plus tard compris que le sujet était épineux. Pour ma mère, la musique renvoyait à un idéal romantique auquel elle avait renoncé très tôt (son modèle de base étant Richard Clayderman). Certains chanteurs gardaient à l’inverse pour mon père une valeur refuge. Quand tout allait mal, dans ses crises éthyliques et dépressives, ils étaient au moins quelques uns à le comprendre, grâce à leurs textes alambiqués. Ces chanteurs qu’on mettait tous dans le même sac, on m’a bien fait comprendre que je devais m’en tenir éloigné ; s’en approcher aurait été dangereux – comme si leurs disques tourmentés étaient contagieux, comme s’ils contenaient un mal rampant qui aurait pu m’atteindre.

Au moment de la séparation de mes parents, mon père est parti avec sa chaîne, mais sans ses disques. Ils sont restés là, dans des cartons, prenant la poussière pendant des années. Même après avoir acheté une platine et entamé ma propre collection, je ne les ai pas touchés. À l’automne dernier, quand j’ai voulu céder à un dépôt-vente tous les livres, cds et dvds qui m’encombraient, ma mère m’a demandé ce qu’elle devait faire de ces cartons-là. Ne pas écouter ces disques et les bazarder aurait été un profond évitement. Il fallait plutôt se confronter à cette collection de vinyles supposés nocifs, et peut-être encore brûlants malgré les années. Alors j’ai pris chaque disque dans l’ordre, très méthodiquement. Pour chacun j’ai écouté la face A. Et j’ai trié : je vends ou je garde chez moi, dans ma collection.

Dès les premières minutes où j’ai lancé Higelin à Mogador, j’ai su que celui-là resterait. Je ne connaissais alors rien de de Jacques Higelin (si ce n’est qu’il devait être tourmenté comme les autres). Son concert enregistré en 1981 était visiblement sa consécration. Après plusieurs albums rock adulés dans la première partie des années 70 (BBH 75, Irradié, Alertez les bébés), et suite à un exaltant virage boogie en fin de décennie (No Man’s Land, Champagne pour tout le monde, Caviar pour les autres…), Higelin avait décidé de ralentir le rythme en studio, de se poser une année ou deux et de faire le point sur scène.

Higelin à Mogador, c’est donc le bilan live de ces dix années écoulées : un bilan tentaculaire sur 3 LP, lui même condensant un concert de plus de quatre heures. Ce soir-là, Higelin était possédé. Ses chansons, qui sur album duraient entre 3 et 5 minutes, se sont à chaque fois déployées sur le double ou le triple de temps. Higelin parlait, blaguait, digressait longuement, laissait ses musiciens le faire à leur tour… Tout dans ce concert tenait en fait de la conviction, conviction d’une part que le public conquis d’avance était prêt à tout entendre et à tout vivre, conviction d’autre part que chaque chanson elle-même créait un monde, fondait un univers propre libre d’être arpenté aussi longtemps que nécessaire.

J’ai ressenti cela immédiatement : l’intensité de ce qui s’est déroulé le premier janvier 1981 à Mogador. Un choc. Higelin était sur un nuage, à vivre et fait vivre l’extase d’une œuvre artistique à son apogée, une œuvre lumineuse et euphorisante faite de pantalonnades dont on finit je ne sais comment par se sentir concerner. Pourtant le vertige éprouvé à la première écoute de ce live n’était pas dû qu’à la performance extraordinaire d’Higelin. Le mixage final soulignait aussi l’omniprésence de la foule énorme qui chantait et rigolait avec lui. Ce public anonyme était une gigantesque masse vivante. Et lui, Higelin, était là pour eux, c’était pour eux qu’il délirait et faisait n’importe quoi. Pas pour moi, qui n’était témoin de ce spectacle qu’à travers les sillons d’un 33 tours fatigué que j’écoutais seul dans ma chambre neuve.

Mon père avait dû acheter ce disque à sa sortie dans les bacs, quelques années avant ma naissance. La pochette cartonnée que je tenais entre les mains était rongée sur les bords, il y avait encore une petite étiquette qui semblait indiquer un code tarifaire. À un endroit le disque sautait. Visiblement il avait été beaucoup utilisé. C’est à ça que j’essayais dorénavant de penser : à mon père passant en boucle ce disque joyeux, il y a plus de trente ans. Je n’avais pas le moindre élément pour imaginer ça. Je butais. Cela ne correspondait pas à ce que je connaissais, à ce qu’on m’avait toujours dit de lui. Je suis resté un moment dans cette hébétude.

Aujourd’hui, quelques semaines ont passé, ce disque est le mien et c’est peut-être l’esquisse d’un premier héritage. Cette passation est curieuse et presque inquiétante : elle bouscule les idées-meubles qu’on ne veut jamais déplacer (parce qu’ils sont tellement vieux, ces meubles, qu’au moindre mouvement ils risquent de s’écrouler). J’ai donc hérité de quelque chose que je n’arrive pas à penser : il y a eu autre chose, autrement, dont je ne sais rien et qui fait maintenant partie de moi. Mon récit familial s’est mis à déborder : il y a une part d’inconnu que je dois apprivoiser. Et si mon père n’était pas seulement ce que je m’étais résolu à penser de lui ? Et si, quand j’écoutais Higelin à Mogador, quelque part, je lui ressemblais ? Ces spéculations me dérangent mais, pour être honnête, de moins en moins. Car au final rien ne change, les habitudes ont la peau dure, et chaque fois que je le vois je continue à lui poser une seule et même question : « Et le match d’hier soir, tu l’as regardé ? ».