Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Mondkopf, Hadès – Forge profonde

Par Agnès Gayraud, le 13-02-2014
Musique
Nous avons le plaisir d'accueillir à nouveau Agnès Gayraud pour un texte sur Paul Régimbeau aka Mondkopf, et son nouvel album "Hadès".

Mondkopf

Ce qui frappe chez Paul, dès l’instant où on le rencontre, c’est la bienveillance naturelle qu’il dégage. Il a les traits doux et juvéniles et toute sa personne, réservée et attentive, confirme l’expérience éprouvée dès le collège que les goths tout en noir et les fans mutiques de death industriel sont en fait les plus sympas. Sa musique, en regard, donne un peu le vertige. Je ne dis pas qu’elle étonne de lui : elle est parfaitement faite à sa mesure. Mais tout ce que la gentillesse de Paul concède de jour aux attentes des autres s’y éclipse, sans retour. Le gage familier de la parole lui-même n’a plus cours. Il n’y a que la musique, et celle qui sort de sa tête astrale a les dimensions d’une vaste contrée, replongée dans le mythe après des siècles de civilisations urbaines, mais où résonnent encore les restes d’une humanité industrielle.

Voilà cette matière devenue parfaitement fusible.

Émergé sur la scène techno en 2006, dans le mouvement de l’avant-garde exaltée et dancefloor des Fluokids, avec le EP Declaration of Principles sur le label Fool house, puis l’album Galaxy of Nowhere, Mondkopf ne revêt pas aujourd’hui des couleurs moins phosphorescentes. Mais la matière qui luit dans son travail toujours si personnel n’est plus vraiment la même. Dans Rising Doom, sorti en 2011, elle était déjà chargée de mercure, d’une gravité faite pour crever le plancher des clubs et les laisser en ruine. Deux EP récents sur le label londonien Perc Trax ont injecté dans cette matière digitale, fabriquée en software et triturée consciencieusement, un fluide plus corrosif, une brutalité cathartique. Dans le rougeoyant Hadès, troisième album majestueux, sorti la semaine dernière, voilà cette matière devenue parfaitement fusible : je l’écoute s’avancer, centimètres par centimètres, comme une épaisse coulée de lave, tandis qu’au loin Vulcain, ou ses répliques post-humaines, continue de battre le fer du monde. De la poussière éternelle (« Eternal Dust ») à la chute des étoiles (« The Stars Are Falling »), dix titres incandescents ordonnent ce chaos, et se coulent les uns dans les autres avec nécessité. On perçoit ça et là quelques sons hérités de l’ancien monde, d’instruments acoustiques : des cuivres, quelques notes de piano et la voix de Paul lui-même.

Hadès

Hadès

Au son lourd des grooves, on imagine entendre des géants fatigués, le corps cliquetant d’élytres disloqués, le pas lesté du poids d’une désolation muette. Paul a un faible pour l’imagerie des Titans. Mais sa gigantomachie souterraine n’a rien d’une imagerie. Elle ne vient pas décorer après coup la musique. Elle est l’effet produit par le rapport même de cette musique au temps. Car chez Mondkopf, comme jamais, la techno défie le découpage du temps. La lenteur épique de sa mesure – que l’on finit par entendre comme démesure – libère le groove de l’idée même de tempo et s’inscrit dans des arches temporelles dont nous ne sommes pas en mesure de voir, d’ici, où finit la courbe, bien qu’à la fin elle se révèle parfaite. Les hooks  ont disparu et les traditionnels « paliers » d’intensité sont si amples qu’ils sont imperceptibles. Le rythme, qui éclate parfois comme un cœur affolé de ses propres battements – dans « Immolate » – , tentant de s’échapper de sa cage thoracique, n’est jamais simplement là pour servir de béquille à l’écoute. À chacun de ses coups, il est expressif. C’est lui qui fait varier le sens des trois Hadès, Hadès IHadès II, Hadès III, avec leur bouleversantleitmotiv de cuivres-cornes de brume. C’est lui qui se métamorphose dans des glas, des frictions, des froissements métalliques arythmiques. Il martèle en somme comme il respire, et sa respiration – comme ce souffle volcanique qu’on entend au début de « We Watched the End » – reste jusqu’à la fin figure vibrante d’une intériorité.

Dans les crevasses brûlantes d’Hadès, on dirait que Paul a déversé sa douleur et qu’il l’a regardée entrer en fusion. L’impression de démesure insufflée par cette temporalité épique, presque wagnérienne dans ses épanchements, est sans doute proportionnelle à la perte. Après ce long chant machinique qui ne s’adresse pas pour rien au royaume des morts, n’importe quelle chanson semble anecdotique. Surtout, la fausse grandiloquence est démasquée. Dans son creuset à la fois intime et cosmique, Hadès dissipe aussi bien l’éther aseptisé de l’ambient fonctionnelle que les prétentions fumeuses des cathédrales vides d’une électro commerciale devenue pontifiante. Les influences sont là et Paul est le premier à marquer des filiations. DarkdoomIDMindustriel, cette signalétique des genres met aussi un peu sur la voie… mais ni plus ni moins que les recommandations elliptiques d’un berger corse au promeneur téméraire qui compte s’aventurer encore un peu plus loin.

Pour savoir ce qu’il en est vraiment de ce disque, il n’y a pas d’autre choix que de gravir le volcan soi-même, de sentir lentement les gravats brûlants déformer ses semelles et fatiguer d’autant la plante de ses pieds, avant, enfin, une fois parvenu au sommet, de plonger nu dans la bouche de ces enfers qui grondent.