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GTA V : presque

Par Olivier Ravard, le 07-03-2014
Jeux-vidéo

Autant enfoncer la porte ouverte il y a déjà plusieurs mois : GTA V est un grand jeu vidéo. Comme il n’en existe que peu. Il est de ceux qui établissent les étalons de mesure et définissent les genres. Le triomphe était – trop – annoncé, le cahier des charges – trop – bien rempli, et le rouleau compresseur a rapidement fait son oeuvre : GTA V allait devenir LA référence, un blockbuster mauvais esprit, un doigt tendu à l’industrie du jeu, un infini défouloir pour gangsters sur canapés. Certes, nous avions déjà connu ça avec GTA IV, opus conférant à la série un début de légitimité narrative, mais ça n’a pas empeché les superlatifs de pleuvoir, réveillant les critiques, discrètes voix s’élevant pour souligner le peu de prises de risques de la provocation facile. Le studio Rockstar, responsable de la chose et devenu roi d’une industrie reine, a certainement souri, se félicitant de n’avoir jamais aussi bien porté son nom. Après tout, la tornade retombée, GTA V pourrait bien être une sorte d’Apocalypse Now du jeu vidéo. Un truc nimbé de l’aura de l’indépassable.

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 Rappelons les principes fondateurs, au cas où : 

Un truc nimbé de l’aura de l’indépassable.

– Principe fondateur n°1 : un immense monde ouvert, Los Santos, sorte de Los Angeles bis soigneusement modélisé, quartier après quartier, y compris les montagnes avoisinantes, les plaines et le bord de mer. Oui sous l’eau également. C’est toute la Californie du Sud qui est recréée ici, c’est très beau et l’on peut s’y perdre des heures avant d’attendre le coucher de soleil, perché sur l’un des monts les plus hauts de la carte, pour atteindre un état de zen que ne permettra jamais un Call of Duty, par exemple.

– Principe fondateur n°2 : des trajectoires hors la loi qui se croisent dans un casting soigneusement construit : Michael évoque un Tony Soprano sous programme de protection de témoins, Franklin aurait pu tenir son corner dans The Wire, et Trevor… <un soupir> …. Trevor. Trevor aurait pu être le Walter White de Breaking Bad et produire un crack de qualité premium s’il n’était pas aussi désaxé et s’était doté d’une famille. Ou Trevor aurait pu être le Jack Torrance de The Shinning  s’il n’avait pas embrassé une carrière de criminel (notons que l’on peut, au détour d’une boutique, équiper Trevor d’un blouson bordeaux titré “Overlooked”, référence peu voilée à l’Hotel Overlook du film).

– Principe fondateur n°3 : une liberté de mouvement totale, en rupture avec le principe de “niveaux” linéaires : ici le joueur choisit, mais ne suit que rarement. GTA est un bac à sable géant pour adultes consentants.

– Principe fondateur n°4 : une ultraviolence assumée, en permanence désamorcée par la mordante ironie de GTA : tout ici ressemble au réel, le curseur poussé juste assez pour faire grincer le rire… et ôter au joueur toute culpabilité à faire exploser un monde qui – après tout – ne mérite que ça.

On a fait de GTA V le jeu de tous les possibles, formidable illusion.

La recette a fait ses preuves, itération après itération, et GTA V l’applique avec une maestria qui force le respect. Il faut chercher jusqu’à l’immense Skyrim et ses milliers de pages de grimoires pour trouver un jeu à la cohérence aussi obsessionnelle. On a fait de GTA V le jeu de tous les possibles. Formidable illusion – un jeu est un système de collecte de données : les inputs du joueur entrainent des réponses du jeu, les algorithmes du jeu entrainent des réponses du joueur – l’infini de GTA V n’existe que dans notre imaginaire, et c’est déjà beaucoup. Néanmoins, rien n’y est laissé au hasard, ou pire, en friche, et son monde pseudo organique fonctionne à plein, recréation (récréation ?) artificielle plus authentique – et cinglante – que la vérité.

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Citons Lifeinvader, Facebook à peine déguisé, où le joueur peut “stalker” à sa guise, et perdre sa vie à chasser les faux amis, dont l’une de nos missions <SPOILER> fera exploser l’organigramme.

Citons iFruit, Apple à peine déguisé, et son système fermé tenu par un gourou christique.

Citons Jesse, un freak trainant du coté du Los Santos Del Pierro Pier, Jésus à peine déguisé, évoquant la relation dysfonctionnelle à son père.

Citons les dizaines de spots radiophoniques des dizaines de radios disponibles, versions vitriolées et littérales, au cynisme assumé.

Citons les centaines de références à la pop culture, comme autant de clins d’oeil appuyés, comme autant de raisons d’y croire.

Le monde de GTA V n’en finit pas de grimacer, vous renvoyant le vôtre à la face, avant de vous encourager de facto à en enfreindre les lois. La jubilation est évidemment proche d’un Palahniuk live.

l’Amérique parallèle de Rockstar violente le réel à grand coup d’ironie dans la gueule, sans qu’un coup de feu ne soit tiré.

A ce stade, il s’agit de ne point écouter les bonnes âmes faisant de GTA V un jeu violent donc subversif. GTA V est un jeu subversif. C’était prévisible (trop ?) mais ça reste jubilatoire. Il faut aller chercher dans les menus du smartphone, au détour d’un lien publicitaire, écouter les talk show radiophoniques, mater la télé, ou entrer acheter des fringues chez Suburban – sorte d’enseigne pour proto hipsters clonés – afin de comprendre à quel point l’Amérique parallèle de Rockstar violente le réel à grand coup d’ironie dans la gueule, sans qu’un coup de feu ne soit tiré. Une plongée dans une Amérique raillée à chaque coin du jeu relève de la gageure lorsqu’il s’agit d’enjeux industriels aussi colossaux. Car ici on ne flirte plus avec les budgets des blockbusters. On les explose au lance roquettes. Et pourtant, Rockstar s’autorise tous les outrages ou presque. On salue l’exploit malgré les moments de malaise : la place des femmes, quasi inexistante, ou pire occupée par des portraits de potiches mal taillés, les jeux de mots d’entrée de gamme, dignes des mauvais teen movies , les caricatures appuyées, donc faciles (le personnage du psy de Michael de Santa, multipliant par 4 et entre deux portes le prix de la consultation familiale). On passera beaucoup à ce jeu , car il ose beaucoup trop pour lui en vouloir de faillir.

Depuis le 17 septembre 2013 , il a été fascinant d’observer les joueurs et la presse, spécialisée ou non, considérer GTA V comme un aboutissement. Le jeu ultime. Celui qu’une génération de consoles attendait. Un événement crépusculaire. GTA V serait au jeu ce que la Horde Sauvage de Peckinpah fût au western : un chant libertaire et définitif, auquel il sera à tout le moins compliqué de se mesurer.

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Avec quelques mois de recul, et plusieurs jours (semaines ?) de jeu cumulés au compteur, l’heure est aux constats :

– Constat n°1 : GTA V est un grand jeu. Vraiment grand. Au sens propre. Le Los Santos et la campagne avoisinante autorisent toutes les explorations. Il est possible, et même recommandé, de s’y perdre. L’expérience est édifiante, et mène bien souvent à d’inattendues péripéties. GTA V se charge de vous surprendre. Sensation agréable et désormais rare.

– Constat n°2 : GTA V est un grand jeu. Vraiment grand. Au sens figuré. Les louanges sont méritées. A l’heure du free to play décérébré, GTA V apporte une expérience aux potentialités ludiques infinies, au gameplay sophistiqué, en vous offrant une liberté soigneusement étudiée. Ce n’est pas du verbiage de dossier de presse : nous tenons ici l’anti Candy Crush ultime.

– Constat n°3 : GTA V est un grand jeu. Au point d’avoir éclipsé à lui seul les sorties des deux consoles next gen sur lesquelles il n’est pas – encore – question qu’il soit présent. Il y a là un gros fuck à peine voilé et une prise de pouvoir actée entre constructeurs de machines et producteurs de contenus. GTA V tourne sur des machines accusant sept ans d’âge – une éternité. Et il vampirise l’attention. GTA V est un grand jeu car il est l’archétype du blockbuster décorellant sa qualité de la puissance de calcul nécessaire pour y jouer. Et si le jeu, en s’émancipant de la technologie, gagnait son statut d’oeuvre ?

– Constat n°4 : avant d’être une grand oeuvre, GTA V est un grand divertissement, un monde ouvert décomplexé et organique, servi par un trame narrative sophistiquée, des money shots en tous sens, une direction d’acteurs au cordeau, et des personnages clés PRESQUE aussi attachants qu’un Tony Soprano ou un Walter White.

– Constat n°5 : le “PRESQUE” du constat n°4 est écrit en majuscules et ce n’est pas un hasard.

“PRESQUE”, c’est le mot qui me vient à l’esprit lorsque l’on me pose la question : “GTA V est-il une grande oeuvre ?” OK, personne ne me pose ouvertement cette question, mais si on me la posait, je répondrais : “PRESQUE”.

“PRESQUE” car GTA V est un grand jeu si on le laisse dans son paradigme d’origine, et “PRESQUE” une grande oeuvre si on oublie l’infamant label “jeu vidéo” pour occulter les shooters prévisibles et comparer cette “expérience ultime” à ses concurrents les plus dignes sur le marché de l’attention.

Michael de Santa est un mafioso domestique PRESQUE aussi bien campé que Tony Soprano.

Franklin Clinton est PRESQUE aussi crédible en gang banger quasi retiré des affaires que les protagonistes de The Wire.

Trevor Philips est PRESQUE un magnifique portrait de sociopathe ingérable au grand coeur malade, PRESQUE un Walter White, PRESQUE un Jack Torrance.

Le parcours croisé de ces trois personnages est PRESQUE aussi brillant que le bonneteau scénaristique écrit par Avary et Tarantino pour leur déjà ancien Pulp Fiction.

PRESQUE.

 Il manque à GTA V le courage de l’émotion.

Il manque encore, peut être, le lyrisme assumé de Red Dead Redemption, l’épopée western magistrale de Rockstar. Il manque encore, peut être, le classicisme audacieux du L.A. Noire de Rockstar. Il manque encore, peut être, la noirceur du Max Payne 3 de Rockstar, sombre polar désenchanté sur fond de favelas glauques. Autant de jeux non sardoniques. Ils ouvraient la voie que se ferme le studio en se cachant obstinément – pudiquement ? – derrière le sarcasme permanent de GTA V. Il manque cette frontière grise dans laquelle se perdent les relations entre personnages dans les grandes sagas criminelles qui nous scotchent à nos fauteuils sans la moindre interactivité. Il manque la finesse de trait. Il manque le courage de l’émotion.

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GTA V n’est pas un aboutissement, non non non. C’est un début. Le jour où Rockstar s’appuiera sur ses nombreux – très nombreux – acquis  pour prendre le risque d’une saga au non cynisme référentiel, le jeu entrera peut être dans une nouvelle ère. Une ère comparable à celle qu’a vécu le cinéma des 70’s lorsque les réalisateurs d’alors se sont – pour un temps – emparé du pouvoir et ont pu livrer de grandes oeuvres déguisées en blockbusters (ou le contraire). C’était le Nouvel Hollywood.  En l’état, le pied de nez de GTA V à l’industrie du jeu est majeur, mais reste un pied de nez. Le putsch est indiscutable, les enjeux colossaux, le glissement vers des jeux de plus en plus “adultes” (ce mot est une affreuseté) enthousiasmant et souhaitable, mais GTA V, comme un post adolescent ricanant, ne prend pas encore le risque de conter sans moquer.

Et si GTA V, sous ses airs bravaches, manquait de l’audace nécessaire pour tomber l’armure de la dérision et accéder au statut d’oeuvre majeure ?

“Breaking Bad”, la plus grande série de tous les temps (?) ne se départit jamais de son premier degré.

GTA V, le plus grand jeu vidéo de tous les temps (?), ne se départit jamais de son second degré.

Donc, PRESQUE.

(mais c’est déjà beaucoup).

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Trevor Philips, une fois relooké, devient PRESQUE Jack Torrance. Presque.