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La VHS, une éducation

Par Lucile Bellan, le 10-03-2014
Cinéma et Séries

Je dois ma cinéphilie à la VHS. Je suis certainement de la dernière génération à pouvoir dire ça. J’ai 28 ans et, à vu de nez, j’ai vu pas loin de 5000 longs-métrages. Le terreau de tout ça, c’est plus de 10 ans de rituel maternel. Chaque semaine, elle achetait son magazine Télé K7 et en découpait religieusement la totalité des jaquettes. Ensuite, elle faisait deux piles selon selon qu’elle envisageait d’enregistrer les films ou pas. Moi, je ne perdais pas une miette des informations données sur ces bouts de papier. Je lisais tout, du casting au résumé, en étudiant de près la reproduction de l’affiche sur le mauvais papier.

Ce grain inimitable de la bande abîmée.

Grâce à ça, j’ai pu voir une quantité de films français des années 80 à et 90 (en fait, ceux qui passaient à la télévision à cette époque). Et ma mère ne surveillait pas vraiment le contenu des films qu’elle passait en boucle sur notre télévision. Pourtant, je me souviens de n’avoir vu que très tard les 10 premières minutes d’Excalibur (John Boorman, 1981) — pendant des années, elle nous les avait passées en accéléré. De mon enfance, je me souviens surtout des jaquettes toutes fines du magazine qu’il fallait glisser dans les boîtiers. La VHS, c’est un souvenir sensoriel. Le papier de la jaquette donc, le boîtier parfois dur à ouvrir — moi, je préférais ceux, plus épais, qui faisaient à la cassette comme un écrin —, le bruit mécanique du magnétoscope qui avale la cassette. Et puis les films. Avec ce grain inimitable de la bande abîmée qui finissait, à force, par presque faire partie de ce cinéma-là.

J’ai grandi avec les Pirates de Polanski (1986), avec les Goonies de Rochard Donner (1985) mais aussi avec Ladyhawke (Richard Donner en 1985 aussi), et avec Vikings (Richard Fleischer, 1958). Mes dimanches après-midi n’ont jamais eu la même saveur que ceux passés devant Les 10 commandements (Cécil B. DeMille, 1956) ou Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939). Et tout ça en VHS.

L’impression de “nourrir la bête”.

C’était de la culture à bas prix, excepté l’investissement de la cassette, sur laquelle on pouvait de toute façon enregistrer à nouveau, et le coût modique de l’hebdomadaire. Des films qui passaient à la télévision, sur le service public en grande partie. Et moi, je bavais pourtant sur ceux qui passaient sur Canal +, une chaîne que nous n’avions pas les moyens de nous offrir. Je ne me rendais pas compte alors, que le cinéma était partout, pour tous. Et j’ai même eu un peu honte de cette passion maternelle dévorante, qu’à l’adolescence je trouvais trop “populaire”. Parce que plus qu’un format, la VHS c’était la popularisation de la culture. Pour moi qui ai grandi avec l’envie dévorante de voir Justinien trouvé ou le bâtard de Dieu (parce que l’affiche était étrange et donc un peu attirante) sans jamais avoir pu aller jusqu’au bout, pour moi qui ai fait ma première éducation sexuelle avec Dames galantes (Jean-Charles Tachella, 1990) et La Reine Margot (Patrice Chéreau, 1994), j’ai du mal à imaginer qu’il y ait d’autres manières de faire. Ou si, je les imagine plutôt plus nocives et plus agressives, plus dangereuses car loin du filtre rassurant de la bande VHS abîmée dans le calme et la chaleur du salon familial. La VHS, c’était ma religion, ma nourrice, mon éducatrice. Je n’ai jamais eu avec le DVD la relation que j’ai partagé avec la VHS, convaincue au fond de moi que chacun de ces objets sans âme étaient des traîtres en puissance, des traîtres à mon enfance. Et si avec le magnétoscope j’avais toujours un peu l’impression de “nourrir la bête” grâce à ces bruits mécaniques de déglutition un peu dégueulasses, il me semble que l’insertion du DVD est plus clinique, beaucoup moins fantasmagorique.

Jamais l’image ne m’a paru aussi faussée pourtant, aussi effrayante.

Voilà des années que je n’ai plus eu dans les mains de VHS — et encore moins de Télé K7, puisque celui-ci est devenu DVD 7 avant de rendre l’âme en 2004. J’ai découvert le cinéma au cinéma. Mais je n’ai donc plus jamais eu cette relation intime et unique avec lui. On a commencé à regarder les films sur des écrans plats avec une image de plus en plus parfaite. Puis sur les ordinateurs. Jamais l’image ne m’a paru aussi faussée pourtant, aussi effrayante. Et puis il y a ces films perdus à jamais. Avec Internet et le téléchargement illégal, le monde et son cinéma se sont ouverts à nous mais ils ont aussi précipité la disparition de certains films de cette période mal-aimée. Je ne verrai plus Justinien Trouvé. Et pourtant, je m’estime heureuse de connaître son existence.