Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

C’est l’événement littéraire de ce début d’année. Un succès inespéré, une presse dithyrambique, portés par un livre au contenu choquant. Et puis le vent tourne, l’histoire est vérifiée, retournée, l’intégrité de son auteur est questionnée. Et le grand cirque littéraire continue, les livres se vendent de plus en plus.

En finir avec Eddy Bellegueule raconte l’enfance d’un jeune homosexuel issu d’une famille pauvre dans un village triste de Picardie. C’est le portrait troublant d’une pauvreté intellectuelle, culturelle et sociale. Ce livre, présenté comme un roman basé sur la propre vie de l’auteur (l’étiquette est floue, mais c’est aussi parce qu’elle semble floue pour le principal intéressé), est la seule façon que semble avoir trouvé Édouard Louis (le pseudonyme qu’il s’est choisi) pour en finir avec ses souvenirs, en finir avec Eddy Bellegueule.

Toute ma vie, j’aurai envié ceux pour qui le périphérique est la dernière limite de la civilisation.

Ce roman a réveillé des images en moi. Si mes souvenirs d’enfance n’ont rien en commun avec ceux d’Édouard Louis, j’ai retrouvé le même mépris froid “des gens normaux” (qu’il cache habilement avec une fausse naïveté), la même peur du drame, le même besoin de s’enfuir. Mais fuir pour aller où ? À Paris bien sûr. L’alcoolisme mondain des dandys a plus de panache que le vieil oncle qui se finit à chaque repas avec des pichets de Ricard. Les rues, les cafés, le métro ont tous un arrière goût de cinéma ou d’histoire. Toute ma vie, j’aurai envié ceux pour qui le périphérique est la dernière limite de la civilisation.

Je suis “montée” à Paris dès que j’ai pu. À 20 ans, j’ai ramassé mes maigres bagages pour vivre enfin la vie qui m’était destinée. Enfin, pour ceux de la campagne, j’étais officiellement “la parisienne”. Même si je l’étais en fait déjà avant, avec mon teint de vampire et ma manie de passer les vacances d’été à lire des livres (sic). Une manie que mes grands-parents, inquiets, avaient cherché à soigner en broyant des médicaments dans mon goûter.

Édouard Louis flatte et nourrit les bas instincts des lecteurs citadins.

Parmi tout ce qu’il raconte, que ce soit vrai ou pas, la souffrance qu’on y lit est authentique et c’est l’essentiel. Je n’ai qu’une seule réserve sur ce livre. Si son parcours est exemplaire, il a réveillé chez moi la vieille phobie rurale que je traînais depuis des années. Et je pense, qu’au fond et malheureusement sans le vouloir, Édouard Louis flatte et nourrit les bas instincts des lecteurs citadins. Voilà ce que les parisiens ont envie de lire sur ce qui se passe de l’autre côté du périphérique.

Le livre d’Édouard Louis s’arrête au moment où celui-ci quitte sa famille pour la ville. Pas Paris mais Amiens. Amiens, c’est le moment de la prise de conscience de sa condition d’enfant pauvre dans tous les sens du terme, et la rage, plus forte que jamais, de s’en sortir. Paris viendra après, avec la transformation, chaque chose en son temps, et il semble que ce soit même déjà le sujet de son prochain livre.

Eddy Bellegueule est mort. Hallencourt existe encore mais Édouard Louis n’y mettra plus les pieds. Lui qui a tout changé, pour devenir lui-même, est-il au moins heureux ? Peut-être est-ce moins une question de bonheur que simplement l’idée de réussir à se supporter. Il a assassiné Eddy Bellegueule qui représentait le pire de lui-même pour renaître autrement, pas pour être une meilleure personne, mais pour être au moins conforme à ses attentes dans la vie. Certains trouveront ça dur, cruel ou inhumain. Moi, je dis qu’il faut de la force et du courage pour regarder ce qu’on est en face et décider de le tuer. Il en faut au moins au temps pour renaître de rien, seul, comme un animal. Il faut un sacré instinct de survie aussi, et ça il en a.

Tout le monde n’a pas les épaules d’Édouard Louis.

Moi, la parisienne dans une peau de provinciale, j’ai profité presque 10 ans de la vie dont je rêvais et qui m’allait comme un gant. J’ai été rattrapée par ma nature profonde, j’ai pris du poids, j’ai eu des enfants et, par un hasard de la vie, je suis allée habiter en Picardie à contrecœur. Je vous laisse juger de l’ironie de la chose. Je n’y suis pas heureuse et je n’appartiens pas à cette vie, mais je travaille à la changer sans tout détruire. Tout le monde n’a pas les épaules d’Édouard Louis.