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Kevin Gates : Same Game, Different Rules

Au sujet de la mixtape By Any Means

Par Benjamin Fogel, le 16-04-2014
Musique

* Album ou mixtape ? *

En février 2013, il y a un peu plus d’un an, je découvrais Kevin Gates au travers de sa mixtape The Luca Brasi Story, un disque incroyable, à la fois rentre-dedans et sensible, où le rappeur de Bâton Rouge démontrait simultanément sa grande maitrise technique et son goût pour les mélodies exclusivement suggérées par la voix. Faisant preuve d’une réelle détermination, sans pour autant cacher ses failles et ses doutes, Kevin Gates laissait déjà entrevoir un positionnement différent où la volonté de régner sur le rap game n’impliquait pas forcément celle d’être le meilleur.

Depuis Kevin Gates a sorti Stranger Than Fiction, un premier album plus complexe et plus riche – bien qu’un peu moins touchant –, qui a assis sa réputation, puis, pas plus tard que le mois dernier, By Any Means, une nouvelle mixtape de 16 titres. Trois disques en à peine un an, voilà qui avait de quoi inquiéter, tant on pouvait légitimement craindre que Kevin Gates brûle ses cartouches un peu trop vite, et que transparaisse une formule, clairement identifiable, dont on aurait rapidement pu se lasser. A l’écoute de By Any Means, on réalise que cette appréhension, pourtant fondée, n’impactera en rien sur notre appréciation des chansons, car si l’on détecte ici ou là quelques gimmicks (notamment au niveau des harmonies vocales), la masse de titres incroyables qui composent le disque emporte toutes les interrogations sur son passage.

Une mixtape n’est pas une collection de Face B

Une fois de plus se pose ici la question de la différence entre le véritable album et la mixtape, tant, outre les aspects purement commerciaux (faible investissement financier, communication modérée, modes de distribution et de promotion non optimales), rien ne distingue By Any Means d’un album classique – il est d’ailleurs toujours savoureux de constater combien les mixtapes des grands artistes écrasent les grosses sorties des faux prophètes (confère le Schoolboy Q par exemple). Le débat est évidemment futile, mais il est quand même temps d’arrêter de se méfier du mot « mixtape », de l’associer à l’idée de travail intermédiaire, d’essais entre potes et de disques au rabais qui n’a pas généré de la part du rappeur l’engagement qu’il aurait mis dans un véritable album. Une mixtape n’est pas une collection de Face B ! C’est juste un mot qui donne une indication sur la stratégie marketing qui accompagnera sa sortie. Des albums sortent en grande pompe, d’autres sous la forme de mixtapes, sans que cela ne définisse en rien la qualité intrinsèque du disque.

* Le manque de confiance en soi *

Kevin Gates By Any Means

Kevin Gates By Any Means

Sur By Any Means, on retrouve tout ce qu’on avait déjà aimé chez Kevin Gates tout en continuant d’en apprendre plus sur sa personnalité et le rôle qu’il pourrait jouer au sein du rap game. Contrairement à ses congénères, il n’a pas de plan de carrière et essaye juste de faire son truc dans son coin, sans chercher à marquer des points contre untel ou à buzzer suite à un clash avec machin.  A l’inverse d’une grosse partie de la scène, il ne se considère jamais comme tout en haut de la chaîne alimentaire, et ses sorties ne sont jamais à ses yeux « la meilleure chose qui soit arrivée au rap ». Il ne s’agit pas de fausse modestie, mais plus de pessimisme. Kevin Gates n’est jamais content de lui. Lorsqu’il se regarde dans le miroir, il n’aime pas ce qu’il y voit ; lorsqu’il s’écoute rapper, il s’étonne qu’autant de gens apprécient sa voix. Ce manque de confiance en soi est évidemment sa meilleure arme : à ce jour, elle l’empêche de tomber dans la facilité et le pousse à ne proposer que des titres qui ne fassent jamais office de remplissage.

Ce manque de confiance en soi qui ressortait déjà des disques précédents au travers de la peur d’être abandonné n’est pas un défaut dont il cherche à se débarrasser. Kevin Gates reste un bonhomme qui sait qui il est et qui assume totalement sa personnalité. Il ne portera jamais des chaines en or parce que ce ne serait pas lui, et accepte l’idée d’être ce rappeur différent qui ne joue pas de cette différence. Il poursuit les mêmes rêves de gosses et, tout comme les autres, se projette au volant de  grosses cylindrées. Mais il se démarque parce que lui sait qu’une fois ses objectifs atteints, il vivra non seulement dans la peur de tout perdre, mais surtout de ne pas mériter sa place. Ainsi, il participe pleinement au rap game, tout en sachant pertinemment que régir celui-ci ne le rendrait pas heureux. Il vit dans cette strate intermédiaire où seul le parcours et l’espoir d’arriver quelque part parviennent à le motiver. Tout cela transpire sur By any means et entre en résonance avec son statut de père, avec cette joie d’avoir des enfants qui s’accompagne d’une crainte permanente de ne pas être à la hauteur.

Les paroles de Homicide, telles une profession de foi, résument bien la situation : « I’m not the strongest man in the world, I never said I was, But, I fear none and I respect all ». Après il ne faut en déduire que Kevin Gates est un homme raisonnable qui pratique l’auto-psychanalyse pour contrôler ses pulsions et prendre du recul sur sa vie. Il n’a rien de l’artiste bien sur tout rapport auquel on s’associe facilement. Sur Posed to Be in Love, il raconte par exemple comment il a frappé sa copine après qu’elle l’ait trompé durant son séjour en prison (« Beat a bitch like Chris Brown, go back to jail, no quitting. No surrender, no retreat, park the whip, hop out on feet »). Ce n’est pas sa moralité qui le distingue des autres rappeurs, mais sa manière de mettre à nu ses pires défauts sans qu’il s’agisse d’une stratégie de marque.

* Gangsta conscient *

On touche du doigt pourquoi Kevin Gates est tellement au-dessus de la mêlée. C’est un type concerné par l’idée d’être quelqu’un de bien, même s’il en est encore à mille lieux. Il repousse d’un revers de main le système de catégorisation qui veut qu’un rappeur soit obligé de trancher entre imagerie gangsta et velléités financières vs rap conscient, intello, dopé aux concepts, clamant que le hip hop est une forme d’art aussi noble que les autres. Kevin Gates ne se laisse pas classifier. Il joue dans les deux cours à la fois, simultanément au coeur du rap game et en marge de la scène actuelle. Quelque-chose que l’on ressentait déjà sur The Luca Brasi Story et qui explose aujourd’hui au grand jour.

Kevin Gates emmène néanmoins le hip hop ailleurs

En plaçant l’honnêteté et la sincérité au cœur de sa démarche, et alors même qu’il s’agit pourtant de valeurs un peu éculées au sein des autres styles musicaux (la folk, l’indie-rock…), Kevin Gates emmène néanmoins le hip hop ailleurs. Car ici on n’est pas dans l’argument de vente ; on ne fait pas dans le « rap sincère », comme certain font dans le « rock sincère ».

Cette différence d’attitude est d’autant plus marquée qu’elle transparait à chaque seconde dans la musique. Au travers de ses hymnes mid-tempo où les claviers soulignent magnifiquement les émotions, Kevin Gates démontre sa capacité à sonner pareil mais différent. Tout chez lui s’inscrit dans une pure tradition hip hop, et en même temps c’est comme si les morceaux étaient passés par le filtre d’une dépression chaleureuse. Là où chaque album ressemble d’habitude plus à un état des lieux de son réseau qu’à une oeuvre personnelle, Kevin Gates se débrouille parfaitement tout seul, n’ayant recours aux featuring que lorsque c’est artistiquement nécessaire. La cohérence de son univers fait vraiment plaisir à entendre, et son flow semble capable de faire sienne n’importe quelles instrus.

Sa musique est ainsi raccord avec son positionnement : participer au rap game, tout en se plaçant à ses contours.