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Qui a regardé une fois dans sa vie un match du tournoi des Six Nations se déroulant à l’Arms Park de Cardiff sait qu’un match à domicile du Pays de Galles ne saurait se dérouler sans les chœurs splendides du public, dès l’hymne local, “Hen Wlad fy Nhadau”, soit « vieux pays de mes ancêtres » dans notre langue.

Si le sentiment national gallois n’a jamais totalement disparu, il connaît une vraie renaissance, culturelle et politique, depuis le début des années 90, avec la reconnaissance de la langue à égalité avec l’anglais, et l’institution d’un parlement et d’un gouvernement locaux. L’un des grands artisans de cette renaissance n’est autre qu’un certain Ioan Rhys. Un intellectuel, poète, écologiste, montagnard et druide, entre autres choses, tenant d’un nationalisme ouvert et décentralisé, très loin de tout chauvinisme. Qui n’est autre que le père de Gruff Rhys, l’une des figures les attachantes et imprévisibles de la scène rock britannique de ces 25 dernières années.

Gruff est avant tout connu (surtout outre-Manche) pour être le leader des psychédéliques et facétieux Super Furry Animals, en sommeil depuis 2010. Un groupe que l’on a pu voir revêtu de costumes d’animaux, comme les Flaming Lips – une piste à suivre, nous allons les recroiser –, ou s’offrir un tank repeint en bleu pour diffuser de la techno sur le site des festivals où ils se produisaient. Mais aussi sortir un album entièrement chanté en gallois, Mwng (prononcez meïne), qui frôla le top 10 britannique, une première. On a également croisé Gruff Rhys sur des disques de Mogwai, des Gorillaz (en compagnie de… De La Soul), ou sur le très beau Dark Night Of The Soul signé Danger Mouse et Sparklehorse (où apparaissaient Wayne Coyne, le leader des Flaming Lips, tiens donc, et Jason Lytle de Grandaddy, autre cousin spirituel).

Mais, de plus en plus, ce qui semble le passionner, c’est de mêler les destins individuels et collectifs, l’intime et le politique, le mythe et l’histoire, en s’attachant à des figures réelles de mavericks, d’originaux, de visionnaires qui ne rentrent pas dans le moule. En témoignent les deux albums qu’il a sortis en collaboration avec le producteur electro/hip hop Boom Bimp sous le nom de code Neon Neon : le premier brode autour de la vie de l’industriel playboy John De Lorean, père de la fameuse DMC-12 utilisée dans Retour vers le futur ; le second s’inspire de Pierluigi Feltrinelli, riche éditeur, militant tiers-mondiste et activiste d’extrême-gauche italien.

Gruff Rhys dans Separado

Gruff Rhys dans Separado

Et, dans cette veine, pourquoi ne pas puiser plus près – et plus loin – encore ? Lors de ses années de retraite, Ioan Rhys s’est passionné pour la généalogie. Un sujet qui peut devenir passionnant quand on sait que, comme les autres peuples celtes passés sous la férule anglaise, les Gallois ont beaucoup émigré. Alors, Gruff va se mettre – sur le terrain – à la recherche de lointains parents. Une histoire de filiation, donc. Par rapport à son père, par rapport à ses ancêtres ou à sa parentèle élargie. Et, pour commencer, il se rend en Patagonie à la fin des années 2000, afin d’y renouer avec de lointains cousins dont l’un d’eux, René Griffiths, est une sorte de gaucho chantant. Plus généralement, Gruff découvre la diaspora galloise locale, en quête moins d’un Eldorado que d’un lieu utopique où se bâtir une vie. Avec, en chemin un crochet par le Brésil pour enregistrer un disque en toute spontanéité lo-fi (cinq heures !) avec l’obscur Paulista Tony Da Gatorra, hippie libertaire, réparateur de télés et de magnétoscopes, et inventeur bricolo d’un engin musical entre guitare, synthé et boîte à rythmes. Il tirera de ce périple un documentaire empreint de réalisme magique (un casque de Power Ranger rouge en guise de machine de téléportation, ce genre), Separado!

Mais la grande histoire que lui racontait son père, c’était celle de John Evans, son arrière-arrière-arrière-…-grand-oncle. Modeste fils de pasteur méthodiste, promis à une obscure destinée d’ouvrier agricole, Evans partit d’abord pour Londres, où il se mit à fréquenter les cercles de Gallois épris de l’esprit des Lumières, républicains révolutionnaires exaltés par les exemples français et américain. C’est là qu’il rencontra Iolo Morgangw, poète opiomane sur le bords, qui le convaincra de partir avec lui en expédition dans les plaines américaines à la recherche des Mandan. Une tribu d’Amérindiens à la peau claire et parlant gallois, censés être des descendants du mythique prince Madog (ou Madoc), qui aurait atteint le Nouveau Monde dès 1170. En fait, Morgangw, pas si fou, laissa Evans s’embarquer seul et sans argent pour Baltimore en 1792. Et le plus étonnant est que, en lutte contre une nature hostile et la malaria, ayant adopté la citoyenneté espagnole après avoir été pris pour un espion, et réussissant à négocier avec les diverses tribus indigènes, Evans finit bien, contre toute probabilité, par rencontrer les Mandan. Qui, hélas, ne parlaient pas gallois. Brisé par l’effondrement du mythe, la maladie et, peut-être, l’alcool, Evans mourut quelques années plus tard à la Nouvelle-Orléans. Mais non sans avoir laissé une correspondance nourrie, et dressé la première carte du Missouri sur 3000 km, encore louée aujourd’hui pour sa précision, et base précieuse pour les explorations ultérieures.

Gruff Rhys et l'avatar de John Evans

Gruff Rhys et l’avatar de John Evans

Bercé dès son enfance par la légende de John Evans, Gruff Rhys s’est embarqué en 2012 pour une « tournée d’investigation » sur ses traces, de Baltimore aux réserves amérindiennes du Dakota, puis en descendant le Mississippi jusquà la Nouvelle-Orléans, en expliquant que “son but final [était] de brosser le tableau complet de la vie et du périple d’Evans, et de voir comment ils se rattachent à l’Amérique d’aujourd’hui et à [sa] vie de musicien itinérant”. Et c’est ainsi qu’on a pu le voir, de galeries d’art en caves viticoles ou en musées, voire au milieu de la nature, donner des concerts intimistes accompagnés d’une présentation Powerpoint, sur les traces de son ancêtre. Des concerts prétextes à rencontres et échanges érudits, historiques, sociaux et politiques, et à consultation de moult documentation. Non sans que Gruff ne s’habille d’un costume sobre et ne se coiffe d’une tête de loup (à l’imitation de William Price, un excentrique gallois du XIXe siècle), pour rester dans l’esprit de l’Ouest sauvage, et qu’il soit flanqué d’un avatar en feutre de John Evans dessiné par Pete Fowler, fidèle complice de longue date des Super Furry Animals.

Difficile de s’étonner, après une telle genèse et avec un tel matériau, qu’American Interior se révèle le projet le plus ambitieux de Gruff Rhys. Un projet déployé sur quatre fronts, quatre médias qui se répondent et se complètent. Sous ce nom se cachent en effet un album musical, un documentaire retraçant l’odyssée d’Evans et la tournée d’investigation de son descendant (dont on peut voir des images illustrant le streaming de l’album sur YouTube), un livre écrit par Gruff Rhys qui est le premier sur le sujet, et une application multimédias attrayante pour smartphones et tablettes, condensé en 100 « messages » sonores, visuels ou à lire de l’ensemble.

S’il serait dommage d’ignorer le background de l’album (pourquoi se priver de bonnes histoires ?), ce n’est pas non plus une condition sine qua non pour l’aborder. Car Gruff Rhys est un musicien trop fin pour submerger l’auditeur sous une somme de références absconces et jouer dans ce domaine la carte du concept album narratif. L’odyssée d’Evans étant abondamment documentée via les autres médias, elle est ici essentiellement un point de départ, une inspiration. Le voyage sonore auquel Rhys invite est aussi intérieur que géographique, propulsant dans la tête d’Evans autant que dans les grands espaces inviolés de l’Ouest. Il est question ici de la nature à son plus extrême et de périls, certes, mais surtout de doutes, de foi, d’espoirs insensés, d’identité, d’utopie, d’espoir, de famille laissée derrière soi. Et, juste soutenu par la batterie de Kliph Scurlock (encore membre des Flaming Lips – toujours eux – au moment des séances, et remercié depuis) et des arrangements de cordes aériens évoquant ceux de Lambchop, il nous propose ce qui pourrait bien être sa forme personnelle – et à l’accent bien gallois – de cosmic american music, ce concept inventé par Gram Parsons à l’époque des Flying Burrito Brothers. Sous forme de fusion de mélodies élégantes mais jamais mièvres, de piano lyrique sans ostentation, de steel guitar évoquant irrésistiblement la solitude sur la prairie, le tout étant perturbé à l’occasion par des bourrasques de synthés analogiques brinquebalants. À l’occasion peut émerger un clin d’œil à la country ou au rockabilly (“100 Unread Messages”), mais vouloir faire trop manifestement couleur locale serait une facilité déplacée. Gruff Rhys, s’il sait jouer sur la corde sensible de l’émotion (“Walk Into The Wilderness”, vulnérable et lennonien), n’oublie pas de ménager les surprises, comme dans “The Whether (Or Not)”, en constantes ruptures rythmiques et harmoniques, ou “Allweddellau Allweddol”, télescopage halluciné entre samples de chœurs d’enfants amérindiens concassés et couplets en gallois chuintant. Pour proposer au bout du compte, à travers ce quatrième album solo, une synthèse aboutie des différents chapitres d’une carrière plus cohérente qu’il ne pourrait sembler de prime abord. Audacieux sans se perdre en chemin, conjuguant sophistication, simplicité et chaleur humaine, American Interior invite à fermer les yeux et à rêver, et rend justice à l’esprit de John Evans. Il ne serait pas mal non plus qu’il permette enfin à ceux qui ne connaissent au mieux Gruff Rhys que comme un aimable hurluberlu de le réévaluer. Ce n’est pas comme si les artistes capables de se lancer dans de vraies aventures et de les mener à bien sur plusieurs médias couraient les rues. Alors, quand on en tient un, pourquoi ne pas le suivre jusqu’au bout du monde ?