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Publié en septembre 2012, Le Marechal Absolu a été présenté, en grande partie par l’auteur lui-même, comme un aboutissement de sa carrière d’écrivain. Première œuvre de fiction sur laquelle il aura travaillé, il lui aura fallu une quinzaine d’années et la publication d’une trentaine d’ouvrages pour trouver la bonne structure et affiner un récit auquel il tenait manifestement par dessus tout.

On dit souvent que le premier roman d’un écrivain contient en lui toute la personnalité de son auteur – au point parfois d’être lesté par celle-ci –, qu’il est celui qui contient déjà tous les thèmes qui caractériseront son œuvre, et qu’il est de fait souvent le plus important. Aussi peut-on regretter que les premiers romans ne soient pas les quinzièmes, que leur écriture prenne si longtemps qu’ils arrivent à un moment où l’écrivain est en pleine possession de ses moyens, comme c’est le cas ici. Cela permettrait d’allier la force de l’expérience à la nécessité qui a eu le temps de gargouiller dans les tripes pendant de nombreuses années.

l’impossibilité de saisir le réel

Roman sur le pouvoir et la servitude volontaire, Le Marechal Absolu contient ainsi tous les grands thèmes jourdiens. Et tout particulièrement l’existence de zones de flou entre fiction et réalité qui se traduisent par l’impossibilité de saisir le réel. Au travers d’une plongée dans une dictature librement inspirée par toutes celles que le monde a pu connaître depuis l’effondrement de l’URSS, et du portrait d’un dictateur qui convoque aussi bien Saddam Hussein que Khadafi, Pierre Jourde interroge l’idée que la force d’un pouvoir se résume à sa capacité à emmètre de la fiction. Tout tourne autour de cette notion : quand passe-t-on du côté de la farce, quand perd-on pied ? On ressort du livre avec la certitude que « la réalité n’est que la répétition incertaine et lacunaire d’un conte ancien »1.

On retrouve également l’omniprésence de la médiocrité où Pierre Jourde se moque à la fois de ses positions tranchées tout en explicitant les mécanismes. Le monde de l’éducation nationale décrit dans Festins Secrets apparaît sous une forme encore plus vaste où le maintien du pouvoir s’accompagne de l’acceptation de gouverner avec les médiocres, où les mécanismes complexes sont placés sous le contrôle d’imbéciles, où « plus on était médiocre, veule, courtisan, manœuvrier, souple, bureaucrate, plus on avait de chances d’obtenir les portefeuilles ou les étoiles sur la casquette ». Car ce que le pouvoir craint le plus, c’est l’intelligence, et que pour perdurer celui-ci doit couper les ailes de ceux qui par leurs brillantes idées pourraient impacter positivement les structures au point de les modifier et d’en prendre le contrôle.

Tout cela concourt à dessiner une image nette et terrible du jeu politique, tout en restant palpitant. Riche sur le fond, Pierre Jourde sait se montrer généreux sur la forme en intégrant des éléments d’espionnage, des retournements de situations, une fascination pour la cruauté et un humour peut-être un peu forcé, mais souvent truculent. Il expose la question du pouvoir à ses antipodes et illustre que celui-ci se déploie selon les mêmes règles que l’on se place au niveau macro (le pouvoir national) ou micro (confère les aventures de Ghor et la guerre pour le contrôle d’un hôtel où « des rixes ont lieu dans les escaliers, on se dispute la mainmise sur les paliers »).

un équilibre entre tradition orale et langage soutenu

Construit en quatre parties, le roman passe son temps, avec brio, à chercher un équilibre entre tradition orale et langage soutenu, posant sans cesse la question de comment concilier la dynamique de l’histoire oralement contée et l’exigence de constructions riches et stimulantes ; un personnage arguant même, au sein d’une méta-déclaration : « Il avait trouvé mieux, il revenait à l’origine, à la littérature orale ». Cela permet notamment à Pierre Jourde de valoriser une fois de plus ses changements permanents de pronoms. Les histoires se racontent aussi bien à la première qu’à la troisième personne, tandis que l’oralité introduit sans cesse le « tu ».

Le Marechal Absolu se veut succession de contes racontés sous le mode « x dit que y avait dit que w disait ». Et, en phase avec les questions qu’il pose sur le réel, l’intégralité des conteurs de Pierre Jourde sont des personnes très âgées chez qui la mémoire défaillante est une composante supplémentaire de la déconstruction du réel. Le temps passe, l’Histoire meurt, l’oubli réécrit le passé, et le phénomène de mémoire devient aussi un instrument de la fiction (« Je ne pense plus très souvent à la vieille. Lorsque cela m’arrive, je me demande, à présent qu’il ne reste aucune trace de ce passé, s’il a été réel »). La vieillesse confère au livre une touche tragi-comique particulière et donne toujours à relativiser les enjeux. On écoute les protagonistes et surpris, non sans jalousie, de leurs convictions, on finit avant eux par penser « a quoi bon à leur âge ? ».

Kadhafi, une des inspirations du personnage du Maréchal Absolu

Kadhafi, une des inspirations du personnage du Maréchal Absolu

Certains ont dit qu’avec Le Marechal Absolu, Pierre Jourde entrait définitivement dans la cour des grands écrivains. Et je trouve cela plutôt injuste, tant il est un aboutissement et non la confirmation de quelque-chose qu’on savait en réalité depuis longtemps. La présence au casting d’un des frères Hellequin, une des figures de Festins Secrets son quatrième roman, souligne d’ailleurs l’homogénéité et la cohésion d’un univers dont aucune brique n’a joué le rôle de brouillon.

Le Marechal Absolu, en tout cas, est un livre chaotique, un livre qui fait peur, un livre dont on  imagine qu’il a tiraillé son auteur de longues heures durant, un livre sur lequel devait planer, de par les niveaux multiples d’imbrications et la masse de personnages, la crainte permanente de se contredire, de laisser passer une coquille scénaristique, et surtout de perdre le lecteur. Malgré sa grande tenue, on sent le texte habité par le doute et cette inquiétude : le lecteur réussira-t-il à trouver son chemin dans ce dédale ? Mais à la lecture, la question ne se pose plus. Non seulement la perte de repères fait partie du plaisir, mais en plus Jourde arrive, au travers de circonvolutions pertinentes,  à agencer intelligemment ses fils narratifs pour ne jamais perdre le lecteur.

De par son côté livre-monde et les portes laissées fermées qui mériteraient d’être ouvertes (quasiment tous les personnages auraient pu avoir le droit a leur propre développement)  Le Marechal Absolu offre une matière de base incroyable pour une adaptation sous la forme d’une série. Cette simple idée, qui ne m’a pas lâché tout au long de la lecture, me semble un bon indicateur de la force narrative et l’excitation générée par un récit qui, par souci d’exigence, cherche à gagner sur tous les tableaux.

1 – La thématique de la fiction face au réel est tellement forte que l’on n’arrête au bout d’une centaine de pages de noter les citations qui la soulignent. Convaincu de la bêtise du lecteur, Pierre Jourde s’assure maintes et maintes fois que ce dernier a bien compris où il voulait en venir. À force de s’attaquer à la médiocrité de la scène littéraire actuelle et donc à l’incapacité des lecteurs à distinguer un grand roman d’une escroquerie, l’auteur se sent souvent obligé de contrôler que celui qui tient son « monstre » entre les mains ne va pas lâcher prise et passer à côté du sujet. Ce manque de finesse qui constitue le principal défaut du livre (le seul ?) reste finalement raccord avec le positionnement de l’auteur.