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Quand Visconti abandonne le néoréalisme

Par Marc di Rosa, le 07-05-2014
Cinéma et Séries

Le grand cinéaste italien Luchino Visconti aimait donner vie à la littérature. Dans la liste fournie de ses adaptations d’oeuvres littéraires, l’une d’entre elles est passée à la postérité. Le Guépard, d’après un roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, a marqué les esprits par la puissance de sa narration, sa sublime scène de bal, son casting international (Claudia Cardinale, Alain Delon et Burt Lancaster) et sa célèbre réplique, « Il faut que tout change pour que rien ne change ».

A l’ombre de l’intense lumière sicilienne du Guépard, il existe une autre adaptation, sinon oubliée, du moins sous-estimée. Sorti dans les salles de cinéma italiennes en 1957, les Nuits blanches est extrait d’une nouvelle du même nom de Fedor Dostoïevski. L’idée a visiblement plu à d’autres réalisateurs, puisque Robert Bresson (Quatre nuits d’un rêveur) en 1971 et James Gray (Two Lovers) en 2008 ont abondamment puisé dans la matière dramatique du récit de l’écrivain russe. Sous la caméra de Luchino Visconti, les Nuits blanches a décroché un Lion d’argent à la Mostra de Venise en 1957.

Un des attraits du film est de marquer un tournant dans l’oeuvre du cinéaste italien. Au début de sa carrière, celui-ci apparaît comme l’un des pères du néoréalisme (son long métrage les Amants diaboliques est considéré comme le premier du genre), ce courant du cinéma italien apparu à la fin des années 30 et qui revendique une vérité des situations et des décors, mais aussi des préoccupations sociales.

* Un tournant dans l’oeuvre de Visconti *

A travers les Nuits blanches, Luchino Visconti rompt définitivement avec le néoréalisme. C’est une rupture importante, dans la mesure où ce mouvement avait changé profondément le cinéma italien. Deux raisons très différentes ont conduit le réalisateur milanais à agir de la sorte. La première est de nature artistique. Luchino Visconti souhaitait marier les arts (cinéma et théâtre) et les styles (néoromantisme et néoréalisme).

“mes films sont un peu théâtraux et mes pièces, un peu cinématographiques”

Entre son film précédent et les Nuits blanches, le cinéaste a mis en scène de nombreuses pièces de théâtre, des classiques pour la plupart (les Sorcières de Salem d’Arthur Miller, Oncle Vania d’Anton Tchekhov, Mario et le magicien [sous la forme d’un ballet] de Thomas Mann et Mademoiselle Julie d’August Strindberg). Cette expérience théâtrale a rejailli dans toute l’oeuvre de Visconti, comme le relate d’ailleurs le livre Leggere Visconti de Giuliana Callegari et Nuccio Lodato en citant le maître lui-même : « Je suis au courant de ce que l’on dit parfois, que mes films sont un peu théâtraux et mes pièces, un peu cinématographiques. Je ne vois aucun inconvénient à cela, toutes les formes d’expression sont bonnes ».

Les Nuits blanches mêlent théâtre et cinéma.

Les Nuits blanches mêlent théâtre et cinéma.

Luchino Visconti considérait qu’il fallait s’ouvrir à d’autres perspectives et que le néoréalisme était désormais anachronique au moment où la société italienne de l’après-guerre changeait de visage. En 1957, il s’en explique dans la revue italienne Cinema nuovo : « J’ai réalisé les Nuits blanches parce que je suis convaincu de la nécessité de s’engager dans une voie très différente de celle que le cinéma italien suit à l’heure actuelle. Il m’a semblé en fait que le néoréalisme était devenu une expression transformée en condamnation ces derniers temps. A travers les Nuits blanches, j’ai souhaité prouver que certaines frontières étaient franchissables, sans pour autant ne rien renier. […] C’est-à-dire que j’ai voulu me détacher d’une réalité retranscrite de manière documentaire et précise, mon but étant de rompre résolument avec le style habituel du cinéma italien d’aujourd’hui. ».

Les mystérieuses nuits blanches de Mario (Marcello Mastroianni), telle est la matière onirique du film.

Les mystérieuses nuits blanches de Mario (Marcello Mastroianni), telle est la matière onirique du film.

La deuxième raison de cet éloignement est plus pragmatique. Le film précédent de Luchino Visconti, Senso, avait été très coûteux et tout en couleurs (ce n’était pas si commun en 1954), mais n’avait pas rencontré un grand succès « au box-office ». Au départ, le cinéaste voulait tourner les Nuits blanches entièrement en décor naturel. L’échec de Senso l’a contraint à se contenter d’un budget rétréci, si bien que son adaptation de Dostoïevski a été réalisée aux studios Cinecittà de Rome, en noir et blanc.

L'ambiance d'une ville la nuit a été reconstituée dans les studios de Cinecittà.

L’ambiance d’une ville la nuit a été reconstituée dans les studios de Cinecittà.

” Cela devait être un tout petit film, cela devint un film « kolossal » ! “

Cette coupe budgétaire initiale a paradoxalement peut-être servi le film, en lui conférant une atmosphère toute particulière. Lorsque l’on regarde ce long métrage, rien ne permet de penser à un manque de moyens. Dans le Notti bianche (le titre italien), l’image est très belle, la musique a été composée par Nino Rota (Plein soleil, la Dolce Vita, le Guépard, le Parrain I et II etc.) et l’actrice principale, Maria Schell, a obtenu un cachet important. A l’époque, on disait que Visconti était un expert en augmentation de coûts de production. « Cela devait être un tout petit film, cela devint un film « kolossal » ! », raconte la coscénariste du film Suso Cecchi d’Amico (le Voleur de bicyclette, Rocco et ses frères) dans le livre Livorno superstar de Marco Sisi.

* Une histoire universelle et des acteurs intemporels *

Les Nuits blanches est un drame romantique qui raconte l’histoire universelle et intemporelle d’un triangle amoureux. Le film se déroule dans une ville italienne, inspirée par la cité portuaire de Livourne en Toscane, durant trois nuits dont chacune peut être interprétée comme l’un des actes d’une pièce de théâtre (la rencontre, le nœud de l’histoire et son dénouement). L’atmosphère du film donne l’impression d’un rêve éveillé. Puisque le temps semble irréel, le passé importe plus que le présent.

Deux grands talents pour un trio d’acteurs

L’actrice suisse d’origine autrichienne Maria Schell tient le principal rôle féminin, celui de Natalia, une très jolie jeune femme. Dans les années 50, elle est une des vedettes mondiales du cinéma, la première actrice à faire la une de l’hebdomadaire américain Time Magazine. On peut découvrir son portrait dans un documentaire, Ma soeur Maria, réalisé par son frère, Maximilian Schell (Oscar du meilleur acteur en 1961 et décédé en février 2014). Dans les Nuits blanches, elle vit chez sa vieille grand-mère, pratiquement aveugle. Quand Natalia était enfant, sa grand-mère la gardait à ses côtés par une épingle qui liait sa robe à la sienne. Elle est amoureuse d’un étranger, ex-locataire de sa grand-mère, interprété par Jean Marais. Au début de l’histoire, il est parti depuis un an déjà et elle attend de le revoir. Dans le film, Maria Schell est touchante et gracieuse, telle une incarnation de la pureté.

Dans l’extrait suivant, Natalia (Maria Schell) raconte l’anecdote de l’épingle de sa grand-mère.

Les Nuits blanches n’est pas seulement le film du renouveau de Luchino Visconti, il est aussi celui de la consécration pour Marcello Mastroianni, qui joue là l’un de ses premiers grands rôles. L’année d’après la sortie du long métrage, il sera récompensé par un Ruban d’argent du meilleur acteur, un prix décerné par les journalistes italiens. Dans les Nuits blanches, Marcello Mastroianni interprète le personnage de Mario, employé fraîchement muté dans la ville. Pendant son temps libre, il s’ennuie en compagnie de la famille de son chef de bureau. Il déambule dans les rues comme un chien errant, une métaphore illustrée à l’écran par un chien blanc croisé près d’un pont. Une nuit, Mario rencontre Natalia et tombe amoureux d’elle… Marcello Mastroianni parvient à une interprétation naturelle et subtile, très plaisante à l’écran.

A l’inverse du jeu limpide de l’acteur romain, les effets de Jean Marais semblent bien trop appuyés. L’acteur français joue le rôle de l’étranger, le fameux locataire. Un soir, il invite Natalia et sa grand-mère à l’opéra. Lors d’une représentation du Barbier de Séville, il séduit la jeune femme. Mais il doit ensuite s’en aller soudainement, en raison de graves problèmes. Il promet à Natalia de revenir l’épouser un an plus tard. Si le jeu de Jean Marais ne sonne pas juste, c’est sans doute à cause de son interprétation trop théâtrale. Aux yeux de notre époque, elle semble terriblement datée.

Dans l’extrait suivant, le locataire (Jean Marais) invite Natalia et sa grand-mère à l’opéra.


* La mise en scène raffinée de Visconti *

Les images en noir et blanc du film sont splendides. Le soin apporté aux détails cinématographiques est extrême, de la lumière près du pont au clair-obscur des rues et à la ville sous la brume.

Un film à la subtile photographie.

Un film à la subtile photographie.

Les Nuits blanches revêt un sens de l’absurde caractéristique du cinéma italien. Les scènes de la lecture avec la grand-mère de Natalia ou celle de la promenade aquatique à côté des clochards sont savoureuses. Dans cette dernière séquence, Natalia et Mario ont pris place dans un canot et naviguent à travers les canaux de la ville. Ce qui est censé être un moment d’intimité, romantique et poétique, dont rêvent les couples d’amoureux, devient un épisode trivial à cause des clochards sur les berges. La scène d’après se transforme subitement en une magnifique mise en scène d’une déclaration d’amour.

Le film possède aussi un aspect tragi-comique. Dans un bar, des danseurs sont sur la piste et écoutent un morceau rock’n’roll de Bill Haley. L’un d’entre eux s’avère particulièrement doué, à tel point que Natalia confie à Mario le plaisir qu’elle éprouve à le regarder. Sous l’emprise de la jalousie, le personnage de Marcello Mastroianni rejoint la piste et essaye de faire mieux que le danseur en question. Sauf qu’il s’étale sur le sol…

Enfin, la dernière scène, sous la neige, est un chef d’oeuvre de beauté et de tristesse mêlées. C’est à vous de la regarder…

Nuit et neige blanches.