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Cartola – Le poète des morros

Par Boebis, le 26-06-2014
Musique
Boebis, spécialiste des musiques latino américaines, est notre invité à l'occasion de la coupe du monde de football pour nous faire découvrir des artistes importants de la scène brésilienne.

Noel Rosa chantait “la samba ne vient ni des favelas, ni du centre-ville. Celui qui a déjà été amoureux sait qu’elle nait du cœur”. Cartola a le mieux que nul autre incarné cette dimension universelle de la samba. Car Cartola, c’est la samba elle-même.

Cartola, c’est les morros, ces collines qui surplombent Rio et où sont situées les favelas. En particulier celle de Mangueira, où la famille de Cartola déménage quand il a 11 ans, à une époque où le quartier n’était encore composé que d’une cinquantaine de baraques. C’est la bohème où il passe son adolescence, mis à la porte de chez lui à 15 ans par son père, quand il se réfugie dans les bars, les bordels, les trains. C’est les rythmes afro-brésiliens qu’il découvre dans les batuques et les rodas de samba.

443-1123-1-PBCartola, c’est les écoles de carnaval, dont il fonde en 1928, la deuxième, et la plus grande de toute, l’Estação Primeira de Mangueira, dont il choisit les couleurs, vert et rose. Une école dont il est directeur musical, et pour laquelle il compose la samba qui leur permet de remporter en 1930 le premier titre de champion de l’histoire du Carnaval de Rio.

C’est le premier grand amour, quand malade et miséreux, il est recueilli par Deolinda qui devient sa femme et qui lui inspire ses premières chansons. C’est le Rio populaire où il travaille – sans forcer – comme maçon, et dont il lui reste le surnom de Cartola, hommage au chapeau melon qu’il portait pour se protéger de la poussière.

Mais Cartola, c’est aussi la samba qui quitte les morros dans les années 30 pour conquérir le Brésil tout entier par la voix d’interprètes vedettes (Francisco Alves, Mario Reis, Carmen Miranda, Arnaldo Amaral, Aracy de Almeida…), à travers desquels il connait ses premiers succès: Fita Meus Olhos, Tenho um novo amor (avec Noel Rosa), Divina Dama, Não quero mais. C’est la samba qui passe à la radio, quand Cartola il anime une émission accompagné de deux légendes de Rio de Janeiro, Paulo da Portela, fondateur de l’école de Portela et le grand peintre et sambista Heitor dos Prazeres.

Cartola, c’est même les prémisses de la reconnaissance internationale de la samba: le grand compositeur Heitor Villa-Lobos était un admirateur et l’invite à enregistrer lui-même un de ses titres, aux côtés du gratin de l’époque, Donga, Pixinguinha, João da Baiana, pour une série de 78 tours destinés à présenter la musique brésilienne aux États-Unis (Native Brazilian Music, 1942). Cartola, c’est encore la conscience de la valeur de son art: contre la pratique de l’époque, il impose d’être crédité sur les disques en tant qu’auteur-compositeur.

Enfin Cartola, c’est les détours que la vie peut parfois prendre. Les disputes avec les dirigeants de Mangueira, une grave méningite qui le laisse très diminué, puis le décès de sa femme. Le désespoir noyé dans l’alcool, puis une passion destructrice pour une femme, Donária qui l’éloignent pour longtemps du monde de la samba. Dix années où ses amis sont sans nouvelles de lui et où beaucoup le croient mort. Ce n’est qu’en 1956, à la suite de sa rencontre inopinée avec le journaliste Stanislaw Ponte Preta que Cartola, alors laveur de voiture le jour et vigile la nuit, renoue avec le milieu musical.

Renaissance de la samba aussi, plus forte que jamais dans les années 60

Alors Cartola c’est aussi une renaissance. Renaissance amoureuse avec son union avec une amie d’enfance, Dona Zica, sœur de son partenaire de toujours Carlos Cachaça. Une femme qui le sort du gouffre et devient l’autre grand amour de sa vie. Renaissance de la samba aussi, plus forte que jamais dans les années 60, quand la jeune garde artistique de la bossa nova se ressource dans la samba qu’on dit désormais “de raiz” (des racines). C’est justement dans le restaurant Zicartola qu’il ouvre, avec sa femme en 1963, cuisinière à la feijoada fameuse, que se mêle cette jeunesse et les musiciens des morros. Une réunion qui permet la redécouverte de maîtres, les bambas Nelson Cavaquinho, João do Vale, Ismael Silva, Ze Keti, Nelson Sargento et l’émergence d’une nouvelle génération de sambistes qui allaient à leur tour marquer l’histoire: Paulinho da Viola, Elton Medeiros.

Cartola

Cartola

L’aventure Zicartola tourne vite court, la gestion d’un restaurant étant sans doute incompatible avec le tempérament d’artiste de Cartola. Mais il est à nouveau devenu un compositeur respecté et chanté par les nouvelles étoiles de Rio comme Nara Leão et Elsa Soares.

Toute une vie de samba qui nous emmène en 1974, année où Cartola enregistre son premier album, à 66 ans. C’est le jeune et génial label de Marcus Pereira qui réunit la crème des musiciens cariocas. Des musiciens qui jouent alors principalement dans l’ensemble de choro, Regional do Canhoto, et parmi lesquels on retrouve entre autres, Dino à la guitare sept cordes, Copinha à la flûte et Canhôto au cavaquinho. Ce casting d’exception, des arrangements d’une finesse inégalée signés Dino 7 cordas et une production discrète de Pelão, offrent l’écrin à la mesure des compositions de Cartola.

L’album est un chef-d’œuvre. La samba de Cartola n’a jamais rayonnée aussi fort que chantée par lui-même, accompagné de ces grands musiciens complices et tout au service de ses compositions. Cartola y fait entendre plus éblouissante que jamais sa samba-canção, cette samba rythmée certes, mais où le rythme accompagne la mélodie. Loin des sambas-enredo de carnaval, loin aussi des sambas de roda, ravivées à la même époque par le génie de Candeia.

La samba de Cartola est une samba qu’on peut danser, mais de celle qu’on danserait pour se consoler. Une samba où on rit pour cacher ses larmes (Quem me vê sorrindo), une samba qui parle de la douleur qu’on cache (Disfarça e chora). Mais toujours une samba où pointe l’espoir, de la fin du deuil amoureux, ou du moins de la joie retrouvée (Alvorada, O Sol Nascerá). Une samba qui a pour unique thème l’amour : celui qu’on a perdu (Festa da vinda) ou celui qu’on regrette (Amor proibido). Mais aussi celui qui n’est plus (Acontece) ou qui n’est qu’illusion (Alegria).

Porté par le succès de l’album, ce qui devait être le testament de Cartola devient la première pierre d’une vraie discographie, forte de quatre albums studios, et de deux lives (dont un posthume) où Cartola interprète anciens et nouveaux morceaux.

la beauté des sambas de Cartola est de même nature que celle du soleil qui se lève sur la colline de Mangueira

Parmi elle, se détache celui qu’il enregistre deux ans plus tard et qui surpasse encore le premier. Cartola pour la première fois enregistre des titres qui ne sont pas de lui. Un morceau de Candeia, plus cartolesque que Cartola, sur la nécessité de s’en aller, dans l’espoir se retrouver (Preciso me encontrar) ; et un de son ami Silas de Oliveira qui venait de décéder (Senhora tentação). Autre nouveauté, la participation de sa belle-fille, Creusa, qui se révèle être une chanteuse merveilleuse (le lundu Ensaboa Mulata et Sala de Recepção en hommage à Mangueira). Et surtout ces petits tableaux des sentiments amoureux dont Cartola a le secret, toujours d’apparences si simples, quelques vers à peine, une mélodie sans fioriture et pourtant des bijoux de sophistication et de délicatesse (Aconteceu, Peito Vazio, Sei chorar, Minha).

Deux sommets dans ce disque. La mise en garde O mundo é um Moinho, où il chante « le monde est un moulin qui réduira tes illusions en poudre » sublimée par la flûte d’Altamiro Carrilho et la guitare de Guinga, âgé de 20 ans seulement. As rosas não falam où il chante l’amant dont les roses du jardin lui rappelle l’être aimé. Cette chanson, utilisée comme thème dans une télénovela de Rede Globo permet d’ailleurs à Cartola de rencontrer enfin le grand public.

Car Cartola plus que tout autre sambiste, pour parler à tous, parle d’abord à chacun. Cartola n’est pas Chico Buarque qui invente comme un romancier des vies qu’il n’a pas vécues, ni Dorival Caymmi qui sait se faire conteur. Cartola chante simplement sa vie et les errements de son coeur. C’est à travers ses sambinhas toujours à la première personne, qu’il touche à l’universel. Une délicatesse dans le sentiment, une justesse dans l’évocation, une finesse dans l’écriture qui en fait pour tous ceux qui savent l’écouter, le plus grand des sambistes, mais surtout un allié précieux, celui qui sait mettre le mot et la note justes sur nos émois et nos cicatrices. Et par là les guérir. Car la beauté des sambas de Cartola est de même nature que celle du soleil qui se lève sur la colline de Mangueira, et chantée tant de fois par Cartola: elle apaise le cœur.

Cartola – Cartola. Discos Marcus Pereira, 1974. En écoute avec le non moins génial album de 1976 sur Spotify.

Plus de musique brésilienne sur Bonjour Samba, le blog de Boebis !