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Deux jours, une nuit des frères Dardenne : une social-fiction qui se trompe d’ennemi ?

Par Benjamin Fogel, le 11-06-2014
Cinéma et Séries
Ce texte a été écrit avec l'aide de Laura Fredducci. Il laisse sous-entendre quelques développements clés de l'intrigue.

* L’invention d’une situation *

Dans Yamakasi d’Ariel Zeitoun (2001), les héros du film, des cascadeurs/ninjas urbains, cambriolent des chirurgiens pour pouvoir financer l’opération du cœur d’un enfant cardiaque qui a eu une crise en cherchant à les imiter. Un nouveau cœur coûte 400 000€ et l’ignoble corps médical ne lèvera pas le petit doigt tant que la somme n’aura pas été réunie. A la sortie du film, pas mal de médecins avaient marqué leur agacement devant un film qui laissait croire qu’en France les organes et les opérations se marchandaient et que seuls les riches avaient le droit de survivre. Pour des besoins narratifs, Yamakasi avait recours à ce qu’on peut appeler la social-fiction, soit l’invention d’un contexte juridico-social inégal destiné à justifier le récit. Le cinéma n’ayant pas de compte à rendre à la morale et à la réalité, il n’y avait pourtant peut-être pas de raisons particulières à s’offusquer d’autre chose que de la médiocrité du film.

Deux jours, une nuit des frères Dardenne fait également dans la social-fiction. Ici une PME industrielle propose le choix suivant à ses ouvriers : soit toucher une prime de 1000 euros, soit réintégrer dans les équipes Sandra, employée en CDI qui doit revenir suite à un congé maladie de longue durée ; les deux étant inconciliables pour des raisons économiques. En voyant le film, les juristes et spécialistes du droit du travail ont dû également s’étouffer dans leur serviette, tant on ne voit pas très bien comment une telle situation pourrait se dérouler en France ou en Belgique, syndicats ou pas syndicats. Je ne parle même pas du point du licenciement abusif, mais du principe de vote et de monter les employés les uns contre les autres.

N’existe-t-il pas déjà assez de situations tragiques dans le monde ouvrier ?

On pourrait aisément laisser couler, mais les ambitions sociales des Dardenne – (re)confirmées au travers des interviews données à la sortie du film –  ne sont évidemment pas les mêmes que celles d’Ariel Zeitoun. La question qu’on se pose alors immédiatement est la suivante : n’existe-t-il pas déjà assez de situations tragiques dans le monde ouvrier pour que l’on ait besoin d’en inventer une supplémentaire pour souligner la misère et le drame du capitalisme ? Entre la peur des fermetures d’usines, les conditions de travail déplorables, la fatigue humaine et la pression économique, a-t-on besoin d’en rajouter, comme si le milieu ouvrier ne souffrait pas assez et qu’il fallait en plus créer des situations inédites où l’humain était encore plus asservi ? Ce besoin d’aggraver la situation laisse supposer que la réalité n’est pas assez dure, ce qui peut rapidement poser un problème et gâcher la vision du film.

* Des ennemis à qui il manque simplement un cœur ? *

Compte tenu de leur filmographie et de leur histoire, on peut trouver ce procès injuste et chercher rapidement à voir le film sous un autre angle : on peut ainsi imaginer que l’entreprise fonctionne dans la parfaite illégalité, que son président n’a pas la moindre notion de droit du travail, que quelque chose d’aussi gros peut parfois arriver (même si le cas n’apparaît jamais dans les annales). On peut aussi se dire que ça se passe ainsi dans d’autres pays et que seule la réflexion prime (même si faire un film sur l’industrie belge, ce n’est pas la même chose que de faire un film sur l’industrie chinoise). On peut aussi s’en foutre, se voiler la face et dire que les Dardenne ne font pas un film social, que la question ouvrière ne les concerne pas et que seul le parcours de Sandra, sa lutte contre la dépression, son réveil et la reconstruction de son couple comptent. Et surtout, encore une fois, on peut décorréler le film de la réalité, à qui il ne doit rien. Oui, on peut prendre ces partis-pris. Encore faut-il en avoir envie.

Ce n’est pas le système qui est mis en cause, mais l’ignominie d’un chef d’entreprise.

Car si on résume Deux jours, une nuit du point de vue de l’entreprise, il s’agit de l’histoire d’un président de PME dont l’usine tourne avec 17 personnes dont 2 en CDD. Lorsqu’il réalise (un brin tardivement apparemment) que non seulement son usine peut tourner à 16 personnes, mais qu’en plus la concurrence chinoise s’aggrave, il ne lui vient absolument pas à l’idée – en tout cas, pas avant une heure trente de film – de se séparer légalement d’une des personnes en CDD (dont on nous dit qu’elle est déjà potentiellement sur la sellette) à la fin de son contrat. Non il préfère licencier sans aucun motif valable une employée avec beaucoup d’ancienneté qui revient d’un congé maladie – clairement cela n’a aucun sens d’un point de vue rationnel. Ce patron, manifestement particulièrement incompétent, est d’ailleurs doublé d’un beau salaud qui ne prend même pas la peine de sortir de sa voiture pour parler à ses employés et qui lorsque ceux-ci pénètrent dans leur bureau se croit malin de « décider » de la place qu’ils vont occuper sur la table ronde. Là, transperce l’un des gros problèmes de Deux jours, une nuit : ce n’est pas le système qui est mis en cause, mais l’ignominie d’un chef d’entreprise. De même, juste avant le vote, Sandra dira au contremaître Jean-Marc : « tu n’as pas de cœur ». Si la situation du monde ouvrier actuel n’était qu’une question de personnes et de cœurs, nous aurions encore une marge de manœuvre, surtout qu’à aucun moment le film ne montre en quoi c’est le système qui détruirait l’humanité des « chefs ». La position du contremaître est ainsi particulièrement douloureuse à observer dans un film aux ambitions sociales, lorsqu’on sait que les premiers niveaux de management dans les usines souffrent tout autant que leurs équipes, subissant la pression d’en bas et d’en haut, condamnés à prendre des décisions atroces concernant des gens avec qui ils ont parfois toujours vécu.

Ce qui crée d’autant plus le malaise, c’est que Deux jours, une nuit , film particulièrement manichéen, fait régulièrement le paon en affichant une soi-disant complexité des rapports humains. Chaque collègue que rencontre Sandra cache des problématiques différentes : les crédits à rembourser, les études des enfants à payer… Pour beaucoup de famille, il n’y a qu’un salaire et certains sont obligés de prendre un travail au noir le week-end pour réussir à joindre les deux bouts. Ce n’est jamais les gentils et les méchants collègues. Sauf que cette situation non manichéenne n’existerait pas sans le manichéisme présupposé des Dardenne de l’ensemble de l’entreprise.

* Mais un constat implacable sur le monde ouvrier *

Heureusement, lorsque l’on sort du cadre rationnel, Deux jours, une nuit offre de nombreuses scènes stimulantes. Tout d’abord, la question de la difficulté à retrouver du travail est traitée avec beaucoup de finesse. Le chômage se transforme ici en un “état permanent” dans lequel une fois tombé, on ne pourra jamais ressortir. Le chômage est traité par les frères Dardenne comme un cancer et, pendant la plus grande partie du film, Sandra n’imagine pas une seconde que si elle l’attrape, elle pourra en réchapper. Ce traitement souligne combien la connotation du mot chômage diffère selon les classes sociales et les profils, et combien il peut-être agaçant que celui-ci soit « relativisé » par ceux qu’il ne touche pas, pour qui il ne s’agit que d’une « étape ».

Marion Cotillard et Fabrizio Rongione

Marion Cotillard et Fabrizio Rongione

Dans la même logique, le film suit un groupe d’employés qui sont tellement asservis qu’ils ne remettent jamais en cause les règles du système. Ils comprennent qu’elles sont injustes, mais aucun des employés n’irait voir le patron pour exiger qu’il prenne ses responsabilités, qu’il n’a pas le droit de se comporter ainsi. Au début du film, lorsque Juliette interpelle Dumont dans sa voiture, elle attaque la validité du résultat du vote, mais jamais le vote en lui-même.  Les personnages sont tellement soumis qu’ils acceptent de porter le poids de la violence, et que la lutte des employés contre le patronat se déporte vers une lutte interne entre employés où le patronat ne fait que compter les points. Ce mécanisme intelligent souligne jusqu’où peut pousser la logique capitaliste en terme de servitude. D’un point de vue cinématographique, cela fonctionne parfaitement.

Il est alors possible d’appréhender Deux jours, une nuit différemment, en faisant fi des combats pour n’en garder que l’illustration d’un monde où la lutte des classes ne consiste plus à se battre pour de meilleures conditions de travail, pour plus de reconnaissance, ou même pour une réorganisation de la société, mais se résume à une lutte personnelle de chacun pour assurer sa place dans un système suffisamment confortable malgré son caractère aliénant.

Le film interroge ainsi sur la possibilité d’union des travailleurs quand la menace du chômage ne s’exerce pas collectivement.

Le film interroge ainsi sur la possibilité d’union des travailleurs quand la menace du chômage ne s’exerce pas collectivement, en rappelant notamment que le recours au travail est aussi un moyen de brider l’expression des employés (confer l’employé en CCD). Les révolutions viennent de gens qui n’ont plus rien à perdre. Or aujourd’hui, avec un salaire minimum, des équipements électro-ménagers bons marché et des crédits à la consommation faciles à contracter, tout le monde à quelque chose à perdre ; à commencer par son travail. Les Dardenne ne reprochent pas aux ouvriers leur manque d’action. Il ne s’agit pas de dire que les ouvriers, de par leur incapacité à parfois se mobiliser, sont responsables de leur sort, mais de faire un constat assez pessimiste d’une situation bloquée, ou l’humain est de moins en moins maitre de son destin.

* La lutte pour soi, à défaut de la lutte pour tous *

Paradoxalement, s’il n’est pas un film sur la lutte contre le système, Deux jours, une nuit reste néanmoins un beau film sur la lutte, sur la nécessité de ne pas laisser faire.  Même si le scénario se trompe d’ennemi – laissant de côté la question politique, la logique de l’ultra-rentabilité et le « management by numbers » – Sandra rappelle qu’il n’y a pas de fatalité et que les combats se doivent d’être menés pour soi, pour notre estime, quelle que soit leur issue ; le tout d’une manière complètement dépourvue d’égoïsme.

Et puis, il y a la direction d’acteur et en particulier la prestation magnifique de Marion Cotillard. Dans le film, la même scène se répète sans cesse : Marion Cotillard sonne à la porte d’un de ses collègues – la sonnette est une alarme qui fait écho à la sonnerie qui a réveillé Sandra, tel un coup de fusil, le vendredi après-midi – et déclame le texte qu’elle a appris par cœur. La répétition, pénible pour le spectateur, permet de partager la douleur physique et le malaise du personnage. La répétition de l’humiliation donne corps au film et montre l’engagement physique du corps, et Marion Cotillard resplendit dans sa capacité à nous faire ressentir le doute, la violence sociale et la volonté malgré tout de s’en sortir. Tout est remis en jeu à chaque fois, c’est toujours la dernière chance, le moment où son destin pourrait basculer.

Pour conclure, les Dardenne ne jugent personne, sauf l’entreprise, le tout avec leur maîtrise habituelle et en dressant un constat tout à fait pertinent. On aurait juste préféré qu’ils ne jugent personne, sauf le système.