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On est en 2014 et d’ici à la fin de l’année, King Crimson va remonter sur scène.

King Crimson. Le rock progressif. Les morceaux en plusieurs mouvements qui remplissent des faces entières de vinyle. Les démonstrations de virtuosité. Les paroles à dormir debout, mêlant bestioles mythologiques, mondes parallèles, divinités diverses, ambiances moyenâgeuses et spiritualité. Et les costumes de scènes avec des paillettes et des capes. Des putains de capes.

…Non, ne fuyez pas. King Crimson vaut bien mieux que ça. Si le groupe est bien à l’origine de certains de ces excès (pas tous : pour les capes, voyez au rayon Genesis ou Rick Wakeman), il a su très vite s’en distancer. En 45 ans d’une existence ponctuée par de nombreux hiatus, le groupe a tâté du heavy metal, de la new wave, de l’indus, de la pop. Au moins autant que de ce prog rock honni.

Robert Fripp : un son et un regard terrifiants

Robert Fripp : un son et un regard terrifiants

King Crimson, c’est avant tout un homme. Robert Fripp. Seul membre à avoir participé à toutes les incarnations du groupe. Guitariste cérébral de formation classique, il est infoutu de jouer du blues. Férocement british, féru d’ésotérisme, il théorise tout autour de « son » groupe. Car depuis 1970, il décide des directions à prendre, des changements de personnel, des évolutions musicales. Des périodes d’arrêt aussi. Avec lui, King Crimson est plus qu’un simple groupe : c’est une force, une entité ectoplasmique dont il ressent la présence. S’il commence à jouer des choses qui lui évoquent le groupe, dans ses projets solo ou ses collaborations, il convoque une poignée de musiciens dont il sait qu’ils auront les épaules assez solides pour se lancer dans l’aventure, et il réactive King Crimson. Fripp est un type bizarre. Pince-sans-rire, ponctuant régulièrement son discours avec des aphorismes, il réclame un maximum d’attention de son public quand il est sur scène et déteste qu’on le prenne en photo quand il s’active sur sa guitare. Pour beaucoup c’est un inconnu, mais ses œuvres sont mondialement connues : la longue plainte de guitare sur Heroes de David Bowie, c’est lui. Les alertes sonores de Windows depuis Vista, c’est lui aussi. Le plus fou dans cette histoire, c’est qu’il joue immobile, assis sur un tabouret. Cela ne l’empêche pas de produire un vacarme à donner des complexes à n’importe quel as de la six-cordes.

La puissance sonore, c’est en effet la marque de fabrique de King Crimson. Cela s’entend dès les premières minutes de leur premier album, In The Court Of The Crimson King (1969), leur plus fameux aussi. Dès la pochette, on sent qu’on va écouter quelque chose de dur, de pas commun ; ce visage rouge, ce regard terrifié, cette glotte proéminente semblent être un avertissement : « attention, ce disque n’est pas pour les enfants de chœur ». Et en effet. Le premier morceau, 21st Century Schizoid Man, débute par une attaque en règle, un riff énorme joué par la guitare doublée d’un saxophone alto amplifié. Pas étonnant que Kanye West l’ait samplé pour son morceau Power.

Schizoid Man, c’est Crimson résumé en sept minutes intenses : un riff prométhéen, une structure complexe, une dynamique très étendue (les bruitages quasi-inaudibles en tout début de morceau poussent à tourner le bouton de volume… et on se prend immédiatement après la guitare en pleine gueule), des variations de rythme, des espaces pour l’improvisation, une menace latente. La plupart des albums suivants s’ouvrent eux aussi sur un titre ravageur : le lent et touffu Cirkus sur Lizard (1970), The Great Deceiver sur Starless And Bible Black (1974), Elephant Talk sur Discipline (1981) ou l’immense Red sur l’album du même nom (1974), équivalent rock du son d’une Panzerdivision en ordre de marche.

L’autre élément notable de King Crimson, c’est son instabilité. En quarante-cinq ans, pas moins de huit formations se sont succédées autour de Robert Fripp. Avec quelques musiciens pas manchots : Ian McDonald aux anches et à la flûte traversière, qui formera plus tard Foreigner ; Boz Burell, à qui Fripp apprend à jouer de la basse et qui partira ensuite former Bad Company ; Bill Bruford, fraîchement débauché de Yes, à, la batterie ; John Wetton, bassiste au son terrifiant, qui aura la très mauvaise idée de former l’horrible groupe de prog-FM Asia au début des années 80 ; Tony Levin, qui a auparavant promené sa basse, sa moustache et sa calvitie chez Lou Reed ou Peter Gabriel ; ou encore Adrian Belew, dont la guitare orne quelques disques de Zappa, Bowie et Talking Heads. Ces changements incessants de personnel teintent notablement le son du groupe : progressif classique sur les albums jumeaux In The Court Of The Crimson King et In The Wake Of Poseidon (1970), jazzy tourmenté sur Lizard et Islands (1971), heavy metal sur l’impeccable trio de disques de la période 73/74 (Larks’ Tongues In Aspic, Starless and Bible Black et Red), avant de virer new wave et pop sur les trois albums de la reformation 80’s (Discipline, Beat, Three Of A Perfect Pair). Et depuis l’album Thrak de 1995, le son de Crimson s’aventure dans l’industriel et le post-rock mais garde une touche inimitable qui rappelle les œuvres passées.

Chacun des genres visités est donc consciencieusement perverti pour sonner comme du King Crimson. Cela passe par l’utilisation d’instruments innovants pour leur époque, comme le Mellotron (cet ancêtre du sampler reproduisant des sonorités de violoncelle ou de flûte à l’aide de courtes bandes magnétiques préenregistrées), la batterie électronique Simmons, le Stick (un hybride entre basse et guitare se jouant en tapping, instrument fétiche de Tony Levin), ou encore les instruments virtuels en Midi. Cela passe aussi par la fusion avec d’autres genres musicaux comme l’ambient – dont Robert Fripp fut l’un des premiers artisans dès 1973 avec Brian Eno – ou le gamelan indonésien, dont la rigueur et la répétitivité inspirent une partie du répertoire du groupe dans les années 80.

Cela passe enfin par une bonne dose d’improvisation, dont Crimson s’est fait une spécialité sur scène : à partir de motifs prédéfinis ou de morceaux bien établis, le groupe part tête baissée dans des « blows » souvent fascinants et uniques, loin du nombrilisme et du style ampoulé de nombreux groupes prog. Les improvisations à la mode Crimson sont des œuvres collectives, fruit d’une alchimie inexplicable, d’une communication quasi-télépathique entre plusieurs musiciens qui se connaissent parfaitement et avancent dans la même direction.

Le Crimson de 2014 est encore assez mystérieux. Ce que l’on sait, c’est qu’il y aura une tournée d’une quinzaine de dates à l’automne aux Etats-Unis, terre de prédilection pour le groupe depuis les années 70. Le formation compte désormais sept membres, une première, avec pas moins de trois batteurs/percussionnistes : Pat Mastelloto, fidèle depuis les années 90 (et ancien de Mr. Mister, à qui l’on doit ce tube dangereux pour les oreilles), Gavin Harrison en congé de Porcupine Tree, et la nouvelle recrue Bill Rieflin, qui s’est auparavant illustré avec Ministry, REM ou Swans. C’est un prolongement des formations à deux batteurs qui ont peuplé la carrière du groupe depuis 1972 et le duo Bill Bruford/Jamie Muir, qui se promenait sur scène avec une peau de bête sur le dos et frappait sur un fatras d’objets trouvés dans la rue. Autour de ce trio percussif , Robert Fripp à la guitare, Tony Levin à la basse, le revenant Mel Collins au saxo et à la flûte (il était membre du groupe entre 70 et 72), et Jakko Jakszyk à la guitare et au chant. Les quelques bribes de répétitions qui ont fuité montrent un groupe qui plonge dans les entrailles du répertoire crimsonien, s’exerçant sur des morceaux pas joués depuis des décennies tels que The Sailor’s Tale ou Larks’ Tongues In Aspic pt 1. Après tout, la tournée est baptisée The Elements ; il ne serait donc pas étonnant que le répertoire joué soit rétrospectif, couvrant toutes les évolutions du groupe.  Histoire de faire oublier cette étiquette « progressif » qui leur colle à la peau depuis trop longtemps.

La photo principale illustrant cet article a été prise par Trev Wilkens, technicien guitare du groupe, pendant les répétitions et a été publiée initialement sur le site de Tony Levin.