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Arno, les éboulements

Par Henri Rouillier, le 17-09-2014
Musique
Henri Roullier nous raconte le soir où il a découvert Arno.

Avant tout, c’est une gueule. Un corps. Une masse à la dérive, des yeux d’un bleu translucide cerclés de lourdes cernes, des mains qui s’accrochent au pied du micro comme pour éviter la chute. J’ai seize ans. Je crois que j’ai les larmes aux yeux, mais je ne suis pas très sûr. Je crois aussi que c’est la première fois que la musique me fout en l’air, bien avant Bashung.

Au début, il me dérange, comme les Luchini, les Houellebecq, les Christophe, les gens qui sont dans leurs mondes. Les gens qui t’imposent de rentrer dans leurs mondes. Je comprendrai plus tard que c’est certainement le plus grand des talents. Les premiers mots me gênent. Je sais pas quoi faire de ce que me dit ce monsieur. Je pourrais changer de chaîne, mais je suis suspendu. L’impression de surprendre une conversation d’adultes.

Ce ne sont pas tellement les mots qui me touchent. Même si. C’est ce personnage, son déséquilibre. Il avance sur un fil, à deux doigts de péter la corde qui le relie au monde. C’est curieux parce que c’est sûrement la première fois que je vois un “grand” être à deux doigts de se casser la gueule au propre comme au figuré.

Et puis il y a cet accent. Je ne sais pas d’où il vient. Je n’ai jamais rencontré quiconque prononçant le français de cette manière. C’est plein de cailloux qui roulent sur les -r, de mots qui grattent les oreilles et qu’on n’entend pas dans les chansons normalement. Ses mots sont crus, comme des flèches en granit qui viennent se nicher dans les chairs. C’est plein de pierres qui roulent, qui chutent du haut d’une falaise et qui vont se fracasser sur les crânes des passants. Une porte vient de s’ouvrir. Une porte qui laisse entrevoir un univers fait de mots, de musique et de gens dont la vie en dépend, sûrement.

Et puis, il a les yeux fermés, à demi-planqués derrière cette chevelure grise qui fait n’importe quoi. Il doit certainement puer l’alcool pour vaciller à ce point, mais pourtant sa voix est là, rocailleuse, posée sur le piano. Comme le lien qui le relie à cette réalité qu’il semble aussi bien tenter de fuir que de regagner.

Ce type a une aura que je ne retrouverai plus tard que chez trois personnes : Gérard MansetAlain Bashung et Jean Fauque, qui me fera passer le cap des mots et me poussera sans le savoir à me relever la nuit afin d’écrire mes premières strophes. Ces quatre là gravitent autour des mêmes sombres orbites, parsemées d’alcool et de fumée, jonchées de mots en noir et blancs.

Les dernières notes de piano retentissent et je sais plus trop bien où je suis. Le salon est un endroit bien banal après le moment que je viens de passer. J’ai seize ans, et je crois bien que ce soir là, j’ai grandi.

https://www.youtube.com/watch?v=2rrYrTQUlY0