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Il ne faut pas déconner avec l’infini

Gut Nose

 

Depuis mon lit, je regarde le plafond. Depuis mon lit, je regarde le mur. Depuis mon lit, je vois l’heure s’afficher sur le réveil, légère lumière verte faussant discrètement l’obscurité de la pièce. Dans mon lit, je me dis qu’une fois encore le sommeil ne viendra pas. Alors je me tourne je me retourne, tentant de découvrir toutes les aspérités de mon oreiller. Au bout de mes mains, des tremblements, des doigts qui touchent quelques centimètres de matelas car le drap s’est enlevé c’est insupportable je ne peux pas le remettre. Au bout de mes pieds, le chat qui pionce, ronfle légèrement. Dans mon lit, je pense à cette ordonnance de benzo qui n’a pas été renouvelée. Dans mon lit, le manque me fait crisser des dents, déjà flinguées par trop de crises de tétanie.  Dans ma tête, je me dis que je n’arriverai jamais à me sevrer, qu’il me sera impossible de dormir normalement à nouveau. Dans mes oreilles, l’acouphène hurle, libéré par l’arrêt du traitement, sifflement continu, bruit blanc déchirant le silence. Alors je serre la mâchoire, j’explose l’émail de mes dents. Dans ma poitrine, mon cœur tape, avec une légère douleur. C’est le stress, la fatigue à l’amorce de cette deuxième nuit sans sommeil je vais mourir je suis seul je vais mourir personne ne le saura je suis seul mon oreille siffle. Dans mon lit, je me tourne je me retourne. Depuis mon lit, je vérifie mon réveil, le retarde de 15 minutes, bonus temporel salutaire. Dans mon lit, je pense à elle, et puis j’ai peur. Dans mon lit, j’écrase mes globes oculaires, doucement mais surement, car j’ai lu il y a vingt ans que cela pouvait aider à dormir. Dans mon lit, je transpire, je respire, je sens les draps moites coller à mes jambes, alors je me redresse.

Dans ma chambre, je repousse du pied le linge sale et me dirige vers les chiottes. Dans ma cuisine, j’allume la lumière, et observe filer les poissons d’argent sur le carrelage, se dirigeant vers les anfractuosités des murs. Dans ma cuisine, certaines de ces mini limaces affamées ne fuient pas, et forment des agrégats gluants entourant les trois ou quatre croquettes de mon chat tombées de leur bol. Dans ma cuisine, cherchant un sens à cette nuit blanche, je regarde depuis plusieurs minutes ces minuscules boules visqueuses se repaître, semblables à un mini nid de serpents, enchevêtrement d’insectes copulant autour d’une miette. Dans la nuit, à cette heure précise, seuls les poissons d’argents sont vivants. Dans ma salle de bain, je pisse, l’épaule adossée contre le mur, en fixant l’hélice de l’évacuation d’air qui tourne sur elle même. Je serre les dents, d’avant en arrière, d’arrière en avant, jusqu’à entendre ma mâchoire craquer. Dans ma salle de bain, cela fait maintenant vingt minutes que je regarde le cercle tourner, distinguant à travers quelques nuages rougeâtres de pollution dans le ciel. Dans ma salle de bain, je prends un peu d’eau au robinet, puis je repasse à coté du nid de serpents en m’efforçant de ne pas regarder.

Dans ma chambre, je me recouche, réveillant le chat, qui me regarde avec un air interrogateur. Dans ma tête, des parasites, des sifflements, des bruits diverses. Des bribes de discours de la veille que je tourne je retourne dans ma tête et des choix de vie que je cogite et des remords et des regrets que je tourne je retourne dans ma tête et qui m’empêchent de dormir et qui gangrènent mon cerveau. Dans ma vie, je ne sais plus où je vais. Dans mon lit, je me fous à l’horizontale, et mon corps tangue. Dans la nuit, il est 4h, et je vais dormir, je le sens, je bascule, je tombe, je vais dormir, je vais dormir, je ne dors pas. Dans la nuit, l’excitation de toucher le sommeil semble irrémédiablement faire fuir ce dernier. Dans mon lit, mes oreilles sifflent, et en me concentrant pour tomber inconscient, j’ai l’impression que les sons s’amplifient : la respiration du chat, les frottements du vent sur la fenêtre, les grésillements des appareils électroniques, tout se mélange pour former un putain de maelström de bruit blanc qui s’immisce par tous mes putains de pores, s’injectant dans ma bouche, écrasant ma gorge, traumatisant mes oreilles. Dans la nuit noire, au moment où l’impression de se noyer est trop forte, j’ouvre les yeux, et le travail pour s’endormir recommence à zéro. Alors dans mon lit, je me tourne je me retourne. Les oreilles sifflent, les oreilles chuintent, et je suis tout seul je ne peux plus bouger et si je reste paralysé je vais mourir je ne peux plus bouger je suis tout seul alors je me redresse en position assise. Depuis mon lit je regarde le mur en face, me donnant presque envie de me jeter directement dessus, histoire de m’assommer et tomber raide. Dans la nuit blanche, m’assommer, j’y pense souvent, mais j’ai peur, car le faire prouverait que je ne suis pas simplement malade, mais complètement fou. Dans mon lit, je pense au Rivotril, je me dis que si j’en avais encore un peu je pourrais en prendre quelques gouttes je pourrais dormir je pourrais retrouver cette sensation d’être une bulle de conscience dérivant dans l’infini, prisonnière d’une enveloppe morte, d’un ensemble de muscles sans aucune utilité. Dans mon lit, j’ai un point de coté, j’ai un peu mal je suis malade, je vais mourir je suis seul j’ai peur je suis seul alors pour rétablir l’équilibre je me tourne je me retourne. Dans mon lit, je compte les moutons mais les chiffres s’affolent et j’abandonne. J’imagine une vague arriver de mes pieds pour ensevelir mon corps, mais ça ne marche pas et j’abandonne. De mes mains j’appuie à nouveau sur mes yeux fermés jusqu’à ressentir une douleur dans la cornée, forçant ses derniers à ne plus s’ouvrir et me faire tomber dans le sommeil, mais je n’arrive qu’à créer des flashs de couleurs et un léger mal de tête je suis seul je l’aime je n’ai pas reçu de message ce soir je suis seul je n’arrive pas à dormir si mes oreilles sifflent et là mes oreilles sifflent alors je hurle et dans mon lit je me tourne je me retourne.

Dans ma chambre, je me sens seul et j’ai envie de mourir. Dans ma tête, je combats les idées noires en me chantant une chanson calme, étirée, lancinante. Un truc lent et parasité. Depuis mon lit, je regarde mon téléphone portable gisant sur la table, en me disant que j’ai peut-être enfin reçu un message, mais je n’ai pas le courage de vérifier de peur qu’il n’y ait rien. Alors je pleure un peu. Dans ma vie, je ne sais pas où je vais. Dans mon lit, je me tourne je me retourne puis je me rends soudainement compte que les poissons d’argent sont partout dans mon appart, dans le salon, partout, je les entends glisser sur le sol, ils pourraient passer sur le matelas et rentrer dans mes oreilles et pondre des œufs dans mes oreilles ils vont pondre des œufs dans mes oreilles. Dans mon lit, je me redresse soudainement, j’ai envie de pisser à nouveau, alors je vais vers la cuisine et j’allume la lumière pour revoir les poissons d’argent filer dans tous les sens. Dans ma cuisine, explosé par le sommeil, je fixe ces nœuds visqueux quasi invisibles. Un chiffon et une giclée de Javel suffit à tuer une bonne demi-douzaine de rampants, et je me plais à dire en voyant ces trucs qui agonisent qu’une vie ne tient à pas grand chose. Dans le couloir, en revenant, je passe ma main sur une collection de disque qui ne sert plus à rien, qui ne représente rien. Dans le couloir, il y a une photo de mon père qui m’observe, et il me manque. Dans ma chambre, je regarde mon lit, gris, vide, défait. Je me dis qu’elle ne reviendra pas, je n’ai pas reçu de message et j’étouffe. Dans mes oreilles, l’acouphène hurle, mais je décide de me recoucher dans le calme. Dans mon lit je me tourne je me retourne je me sens seul. Alors dans mon lit, je pleure encore un peu.