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Marion Crane fuit sur une route de l’Ouest américain. Il pleut, elle est aveuglée par les phares des voitures qui roulent à contre-sens, ses essuie-glace la gênent. La partition de Bernard Herrmann est à son paroxysme puis laisse place au silence. Dans l’obscurité, un panneau scintille : « Bates Motel – Vacancy ». Marion est arrivée. Elle descend de voiture et aperçoit, derrière les chambres d’hôte, une immense bâtisse nichée sur une butte. Au premier étage, dans la seule pièce illuminée, une ombre de femme se laisse deviner. C’est le début de la fin pour Marion Crane. Sans le savoir, elle vient de découvrir la maison de tous les vices, qui abrite les fantasmes schizophréniques du Norman Bates de Psychose mais trouve sa source dans la réalité : Marion, manipulée par Hitchcock, vient de ressusciter la tanière immonde du dénommé Ed Gein.

Trois ans avant la sortie de Psychose, en 1957, l’Amérique découvre éberluée ce qu’elle recèle de plus cauchemardesque. Le paisible fermier Ed Gein, installé depuis toujours à Plainfield, dans le Wisconsin, a tué deux femmes et déterré des dizaines d’autres corps du cimetière voisin. Après avoir dépecé les cadavres, il revêt leur peau pour se travestir et en profite pour redécorer son mobilier : des crânes font office de bols de soupe, de la peau humaine recouvre les chaises ou sert d’abat-jour. Une maison des horreurs, qui se cantonne au rez-de-chaussée. Car à l’étage, Ed Gein voue un véritable culte à sa mère, décédée quelques années plus tôt, et scelle ses pièces favorites. C’est après la disparition de cette dernière, extrêmement religieuse et possessive, qu’il perd ses repères et se déguise en femme pour lui ressembler. Dès 1958, conscient de la dimension commerciale de l’affaire, l’écrivain Robert Bloch s’empare du fait divers et en tire un roman, Psycho, directement à l’origine du film d’Hitchcock. La même année, la ferme d’Ed Gein est mise aux enchères, sur le point d’être transformée en attraction touristique. Mais quelques jours avant la vente, un incendie criminel la ravage. Il n’en reste rien. Certains habitants de Plainfield tiennent à leur tranquillité, veulent effacer de l’histoire celui qui a transformé leur village en lieu de culte malsain. Physiquement, certes, la bâtisse n’existe plus. Mais elle s’est incrustée dans l’imaginaire populaire, a investi l’intimité des foyers américains. Elle appartient désormais au cinéma, et son histoire ne fait que commencer.

Il a suffi d’une légère contre-plongée à Hitchcock, dans un noir et blanc contrasté, pour reconstruire la maison du mal. À la fin de Psychose, Norman Bates est démasqué, enfermé comme Ed Gein, mais la demeure subsiste, sombre et inquiétante. D’un coup de baguette magique, Hitchcock l’a faite réapparaître, à l’écran cette fois, solide, bien charpentée, comme si elle n’avait jamais cessé d’exister. Elle va désormais dormir seize longues années, avant d’être réactivée par l’enfant prodige, celui qui n’a pu résister à la tentation de la réveiller : Brian De Palma, fils spirituel d’Hitchcock, auteur logique d’un nouveau chapitre dans l’histoire de la sinistre bâtisse. Carrie, réalisé en 1976, est une variation autour de Psychose : une adolescente sous l’emprise de sa mère religieuse fanatique, qui bannit toute forme de relation sexuelle, bascule dans la violence aveugle et se livre à un carnage, punissant tous ses camarades de lycée — le bien nommé « Bates High School » — dont elle est la souffre-douleur. Carrie rentre alors chez elle, prête à affronter le démon. La maison trône en haut des marches, régénérée, magnifiée par le son de Pino Donaggio, tel un mythe sur lequel le temps n’a pas de prise. À l’intérieur, la mère de Carrie allume une centaine de bougies et s’apprête à assassiner sa fille, cette pécheresse, dans une sorte de rite sacrificiel. On trouve ici la somme des histoires d’Ed Gein et de Norman Bates, relations abominables, presque incestueuses, sur le point de trouver leur dénouement. Les deux femmes s’affrontent dans une lutte à mort, se poignardent, dévalent les escaliers. La demeure tremble, souffre, ses fondations se craquèlent et finissent par céder, rongées par le feu. Dans sa chute, c’est toute cette famille dysfonctionnelle qu’elle engloutit, d’Ed Gein et sa mère à Carrie White, en passant par la personnalité dédoublée de Norman Bates. Le cinéma l’a ramenée à la vie, a décuplé sa puissance par la seule force de l’image puis l’a de nouveau réduite à néant, sans sommation. De la maison du mal, aujourd’hui, ne reste plus qu’un petit tas de cendres dissimulant mal des flammes encore brûlantes.

Carrie

Carrie