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2014 vu par Marie Causse

Par Marie Causse, le 31-12-2014
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série '2014 vu par...' composée de 7 articles. Dans l’optique de faire un point d’étape avant de passer à la suite, Playlist Society invite, tout au long de sa série ‘2014 vu par…’, des personnalités (écrivains, musiciens, réalisateurs…) à évoquer leur année 2014. Voir le sommaire de la série.

mariecausse

Introduction de Thomas :
Avec un recueil de nouvelles (L’Odeur de la ville mouillée) et un premier roman convaincant (Bleu tatouage), Marie Causse est une auteure qui me touche particulièrement. Qu’elle accepte de lever le nez de son deuxième roman pour nous parler de son année artistique, de son travail à elle comme de celui des autres, me touche infiniment.

J’ai passé l’année 2014 penchée en arrière, et ça n’a rien à voir avec le fait que je me sois remise au yoga. Elle a été pour moi essentiellement marquée par des souvenirs de 1944 qui ne sont pas les miens.

En février, je suis allée aux archives pour la première fois. J’ai d’abord fait mes premiers pas hésitants accompagnée par un ami aux archives départementales du Puy-de-Dôme. Puis je me suis enhardie jusqu’à franchir seule l’imposant seuil du Service Historique de la Défense, au château de Vincennes. Je suis aussi allée fouiner du côté de Pierrefitte, aux Archives Nationales. J’ai découvert le plaisir d’entrer dans la grande Histoire par une porte dérobée. En voulant retracer une vie, j’en ai frôlé tant d’autres, peut-être déjà oubliées et dont il ne reste que quelques mots griffonnés avant de partir pour le peloton d’exécution. Le papier lui-même est émouvant, fin parfois comme du papier calque, ou bien de mauvaise qualité. Quand il conservait les traces de celui que j’étais venue chercher il électrisait mes doigts comme une relique.

De temps en temps, quand la lecture était trop difficile et que j’avais besoin de reprendre mon souffle, je levais le nez et regardais les gens, penchés eux aussi sur un passé plus ou moins lointain, peut-être à la recherche d’un ancêtre. J’ai tourné frénétiquement des pages, parcouru d’énormes cartons sans y trouver ce que je cherchais, mais j’ai également ressenti cette joie vive qui vous brûle la poitrine quand enfin, ça y est, on a un nom sur une liste, un récit grâce auquel tout s’éclaire. J’ai aussi connu les sales journées où l’on a lu des horreurs sans trouver la seule qui nous intéresse vraiment. Mais en réalité même ces jours-là, on ne rentre jamais vraiment bredouille.

Très vite, on ressent le besoin d’y retourner, on a toujours l’impression que ce n’est pas fini, qu’en cherchant encore, mieux, ailleurs, on trouvera autre chose. Parfois, je consulte à nouveau des documents déjà vus mais dont l’intérêt ne m’était pas apparu au moment où je les ai découverts et entre les lignes je le vois enfin, ce détail qui m’avait échappé.

J’ai appris que l’on comptait les archives en kilomètres et qu’il y en avait quatre-vingt conservés à Vincennes.

Au départ je faisais ces recherches pour moi mais elles ont très vite trouvé leur place dans un roman auquel je travaille en ce moment. D’ailleurs je ne fais que ça, et c’est là une autre première fois qui a marqué cette année : j’ai obtenu une bourse d’écriture du CNL et j’ai donc enfin eu la chance de ne pas rogner sur mes heures de sommeil pour écrire. Bien entendu, cela m’a aussi permis de passer encore plus de temps aux archives.

Ce temps pour l’écriture, c’est un luxe que je savoure chaque jour. Quand je n’écris pas je traduis, c’est un métier que j’ai choisi et que j’aime, mais le lâcher un moment, le mettre entre parenthèses quelques mois m’a aussi fait un bien fou. Ne plus me triturer la cervelle sur les mots des autres toute la journée a laissé plus de place aux miens. Pendant plus d’un an j’ai pris des notes, organisé le récit, cherché et retouché sa structure, rassemblé du matériau, mais pas vraiment écrit ; avoir du temps pour m’immerger complètement dans mon texte et ne faire que ça a été une expérience d’écriture nouvelle : ne plus écrire de façon fractionnée, quand le temps le permet et que ma tête est enfin vidée des mots traduits, mais écrire tous les jours, plusieurs heures de suite, pendant des mois.

J’étais d’autant plus heureuse d’avoir du temps devant moi que j’avais plein de choses à raconter : certaines étaient vraies, d’autres relevaient du domaine de la fiction. J’ai mis bien plus de temps que je ne l’avais imaginé à me lancer dans la rédaction parce que ce qui était vrai, ce que j’avais cherché aux archives, ne me concernait pas directement mais touchait quelqu’un qui m’est très cher. J’étais partagée entre l’envie de raconter et la crainte de mal faire, d’être indiscrète, peut-être même impudique. Cette peur m’a paralysée un moment. Pendant ce temps, j’ai continué mes recherches et mes lectures. Au hasard d’une visite chez le libraire, je suis tombé sur D’autres vies que la mienne d’Emmanuel Carrère, dont un ami m’avait dit le plus grand bien. Le titre a tout de suite résonné en moi. Je l’ai commencé le soir même. C’était là aussi une première fois : je n’avais jamais rien lu de Carrère. C’était la lecture dont j’avais besoin à ce moment-là, j’avais enfin des mots sur ce qui me mettait mal à l’aise, et quelque chose s’est débloqué. Oui, on peut raconter d’autres vies que la sienne, parfois, on le doit, même – c’était son cas à lui, je ne sais pas si c’est le mien. Ensuite, j’ai lu d’autres livres de Carrère, mais s’ils m’ont toujours emportée je dois dire que je n’ai plus retrouvé ce que j’ai ressenti à la lecture de celui-là, je ne sais pas si c’est propre au livre lui-même ou au moment où je l’ai lu. Peut-être un peu des deux. En tout cas, depuis, je l’ai offert et fait lire autour de moi, et j’ai la sensation que c’est un livre qui va me suivre encore longtemps. Je pense que je le relirai souvent.