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La démocratie est un art martial de Christophe Beney

Par Thomas Messias, le 23-12-2014
Littérature et BD
Pour plus de transparence, précisons que Thomas Messias contributeur occasionnel du site Accreds, dont Christophe Beney est l'un des auteurs et fondateurs.

À la manière de ces artistes que l’on croit connaître par cœur mais qui nous terrassent à chaque film, le premier livre de Christophe Beney est à la fois complètement prévisible et parfaitement surprenant. Prévisible parce qu’on connaît l’amour de ce critique et docteur en cinéma pour la langue française et la rhétorique, ainsi que sa façon déroutante mais cohérente de combiner des œuvres semblant n’avoir aucun lien au sein d’une même analyse thématique. Surprenant parce que la recette Beney, c’est justement qu’il n’y a pas de recette : les idées brillantes se succèdent au gré des pages, attendant patiemment qu’on les découvre, comme d’innombrables œufs de Pâques semés par l’auteur pour étayer ses thèses et stimuler notre imaginaire.

Contester l’existence des barrières qui séparent l’intellectuel du mainstream, l’exigeant du populaire

On connaît trop bien la propension d’un grand nombre d’essais cinématographiques ou sociologiques – celui-ci est à mi-chemin entre les deux domaines – à donner dans l’analyse masturbatoire, donnant l’impression de n’exister que pour flatter l’ego démesuré d’experts montrant leur érudition sans réelle intention de partage. Christophe Beney, lui, parvient à se montrer pédagogue sans pour autant vulgariser son épineux sujet. Et c’est ainsi qu’il cite John Locke et Guy Debord, mais également John Hughes – oui, Maman, j’ai raté l’avion – et Matt Groening – oui oui, Les Simpson, dont l’auteur est extrêmement friand. C’est d’ailleurs l’une des clés de voûte de son travail d’écrivain et de critique : contester l’existence des barrières qui séparent l’intellectuel du mainstream, l’exigeant du populaire. Pour Beney, il y a potentiellement du sous-texte dans tous les films, dans toutes les œuvres : il suffit de savoir poser son regard.

C’est justement par cette extension du regard que La démocratie est un art martial parvient à apporter un point de vue inédit, d’une acuité renversante, sur la société américaine contemporaine. Sans tomber dans la paranoïa aiguë, le livre nous incite à observer différemment la structure du monde qui nous entoure, la composition des paysages urbains dans lesquels nous nous mouvons quotidiennement. Mille traités ont déjà évoqué le mercantilisme absolu d’une société de consommation qui nous invite à nous fondre dans le moule sans trop nous laisser le choix ; en scrutant le même environnement, Christophe Beney arrive à une autre conclusion. La thèse développée donne à réfléchir sur soi-même et sur les paysages alentours : partout, même dans les endroits les plus inoffensifs, notre monde n’existe et ne se développe qu’à travers la guerre, ses principes et ses images. Des centres commerciaux aux couloirs du métro, nous vivons sans le réaliser dans des bunkers plus ou moins métaphoriques, circonscrits par des barbelés mentaux (mais pas que) qui nous séparent de l’ennemi potentiel, mais tendent également à faire de nous des soldats en puissance, capables à tout moment de prendre les armes pour le combattre.

La démonstration tient en dix chapitres, qui s’appuient tout autant sur des événements marquants de l’histoire américaine – de la première guerre du Golfe à la tuerie de Columbine – que sur une panoplie de films nous renvoyant à notre propre regard sur le terrorisme, la paranoïa, la surmilitarisation (barbarisme) de notre petit monde. Entre mille autres exemples stimulants, Christophe Beney trouve chez M. Night Shyamalan, l’un de ses cinéastes de chevet, de beaux points d’appui pour parler du repli communautaire, la façon dont il se nourrit et les travers qu’il propage. C’est tout le propos du Village, mais c’est également l’un des piliers de Signes, dont il effectue une passionnante relecture. Lorsqu’il revient sur A history of violence, l’un des nombreux monuments du cinéma de David Cronenberg, c’est avec précision qu’il évoque la violence cachée en chacun de nous, qui ne demande qu’à resurgir à l’instant adéquat. Mais puisque les grands auteurs sont souvent des gens cohérents, Christophe Beney en profite pour épingler à son tableau de chasse Spider, film moins plébiscité mais pourtant fascinante peinture d’une folie teintée de violence meurtrière.

C’est d’ailleurs un symbole fort que l’ouvrage, gorgé d’Amérique mais pas fermé aux autres continents, se termine dans les dédales du métro parisien.

Dans sa façon de pointer du doigt les obsessions sécuritaires (ou anti-sécuritaires) de certains grands cinéastes du continent américain comme dans sa manière de dénoncer le bellicentrisme (nouveau barbarisme) de notre société, le message de l’auteur est assez clair : il n’y a pas de hasard. Tout a un sens, tout est sens, et c’est à nous de voir les films autrement, mais également de porter sur notre société un regard différent, plus critique et plus fin. C’est d’ailleurs un symbole fort que l’ouvrage, gorgé d’Amérique mais pas fermé aux autres continents, se termine dans les dédales du métro parisien. S’arrêtant devant quatre affiches juxtaposées – promouvant respectivement un film avec Vincent Lindon, une série avec Jean-Hugues Anglade, une marque de vêtements streetwear et l’armée de terre française –, Christophe Beney s’interroge sur l’image donnée par cette brochette de visuels : celle d’un pays occupé, en guerre sur son propre territoire. Nous parlons bien de la France, territoire assiégé sans le savoir, acceptant docilement d’être imprégné par la guerre et ses étendards.