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Vernon Subutex : rendre des comptes

Par Lucile Bellan, le 28-01-2015
Littérature et BD

Je n’ai jamais rencontré Virginie Despentes, je ne lui ai jamais fait la bise ou serré la main et heureusement, dans un sens, quand j’imagine le courage qu’il me faudrait pour seulement lui faire un signe de tête à l’autre bout d’une pièce bondée. La vérité c’est que j’ai grandi avec ses mots, j’ai dépassé des traumatismes avec sa colère, je suis devenue une femme grâce à son féminisme. Ce que j’ai découvert de moi grâce à elle a la valeur de ce qu’elle a donné d’elle, une valeur inestimable.

Je me suis mise à écrire, il y a presque 10 ans, un peu par hasard. Avant, j’écartais les cuisses pour donner une valeur à mon existence, sans me faire payer (comme Virginie Despentes avait pu le faire avant de s’atteler à son premier roman, ce que j’ignorais alors), ce qui rendait la tâche encore plus absurde. J’ai commencé à écrire en m’excusant presque de le faire. En écrivant sur tout sauf sur moi, en écrivant sur le travail des autres sans savoir que quand on fait ça, on parle toujours un peu de soi en fin de compte. Afin de corriger mes textes sans prétention, des hommes repassaient dessus, ce qui, dans un sens, bouclait la boucle. Ce fut un travail de longue haleine que de m’affranchir des barrières que j’avais moi-même fixées, de celles de la société, de celles qu’on avait construites pour moi à l’aube de ma vie d’adulte. Aujourd’hui encore, je ne peux pas dire que je suis tout à fait libre. Je le suis cependant plus que je ne l’ai jamais été. Je vais avoir trente ans, et cette liberté chèrement acquise, alors que je partais quand même de plutôt haut dans la pyramide des privilèges, je la savoure. Elle me donne le goût d’en avoir plus. Et comme je n’ai pas honte, je remercie cette femme que je n’ai jamais rencontrée. Avec qui je partage si peu et en même temps tellement.

Despentes a vieilli. Ça lui va bien de vieillir.

Pendant que je grandissais poussivement, Virginie Despentes a vieilli. Ça lui va bien de vieillir. Elle a rangé sa colère au placard et porte un regard plus nostalgique sur le monde. Son héros, Vernon Subutex, est un ancien disquaire qui ne joint plus les deux bouts et finit par être mis à la porte de chez lui. La cinquantaine bien conservée, il écume les appartements et les vies de ses amis jusqu’à découvrir la rue. De contact en contact, à la manière du Lignes de Ryu Murakami, Virginie Despentes dresse le portait d’une génération. D’hommes et de femmes qui ont vieilli, comme elle, et profitent du passage de Vernon Subutex pour se retourner sur leurs vies. Ils sont devenus bourgeois, de droite, rangés, mais aussi perdus, ratés, inadaptés ; beaucoup sont morts. Une majorité de ces personnages regrettent l’avant, et les autres ne savent plus quoi espérer.

Allez savoir pourquoi, j’ai pensé à Blast de Manu Larcenet. J’ai pensé à la césure nette qu’il y a entre ceux qui ont déjà dormi une fois dans la rue et les autres. Tous ceux qui dorment dans la rue ne se ressemblent pas. Dans Blast, Polza Mancini, ce personnage de Larcenet qui pèse si lourd, traînant ses espoirs et ses rêves déçus, a décidé de ne plus être le miroir des autres mais uniquement celui de lui-même. Au contraire, Vernon Subutex est une éponge. Il se nourrit de l’attention que les autres lui portent, de leurs espoirs et de leurs rêves déçus. Lui, il se laisse porter par le vent dans une longue et lente descente, en gardant la certitude, tout au fond de lui, qu’il sera toujours repêché. Parce que Vernon Subutex vaut mieux que ça. Qu’il a encore des choses à dire, qu’il doit une nouvelle fois se connecter sur Facebook.

C’est le roman du post-coke, du post-porno.

C’est le roman du post-coke, du post-porno. Le moment où on doit rendre des comptes. Certains ne sont plus là pour recevoir la facture, mais d’autres se traînent encore des addictions gênantes auxquelles ils ne prennent depuis longtemps plus de plaisir, des problèmes de santé divers et variés, une calvitie, une vie de con pour conserver le train de vie ou encore des valeurs de merde.

À naviguer ainsi dans les eaux troubles de la seconde partie de vie de ses personnages, j’ai cru que Virginie Despentes était has been, revendiquée même. C’est une erreur de ma part et je m’en excuse. Plus que jamais, l’auteure est en phase avec le monde qui nous entoure. Le Paris d’aujourd’hui partagé par les pigistes, les gens de la comm, les producteurs, les scénaristes, les traders qui flamblent, les fonctionnaires qui sucrent le RSA aux honnêtes gens, les petites minettes des Buttes Chaumont, les ratés en banlieue, les zonards de Belleville et les sans-abris devant les supermarchés. Le Paris de 2015, les interactions sociales via internet, la télé dont ne parle plus tellement. Virginie Despentes est son époque. Elle ne porte aucun jugement.

Les aventures de Vernon Subutex ne font que commencer. Ou bien peut-être sont-elles déjà finies depuis longtemps. La valse hypnotique des visages et des vies a le mérite de ne pas être hypocrite, tous se valent et tous vont se faire entendre. Comme Vernon pour eux, ils sont le miroir de nos vies et notre devenir. Despentes ne porte pas de jugement. Mais il serait peut-être temps que nous soyons capables de nous regarder honnêtement dans la glace.