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À gauche, Greg Saunier, fondateur et batteur de Deerhoof, groupe imprévisible qui navigue entre pop, noise et expérimentations sonores. À droite, Brian Chippendale, batteur bruitiste de Lightning Bolt ou de son projet solo Black Pus, dessinateur de comics quand il a fini de maltraiter ses baguettes, utilisateur compulsif de Twitter et d’Instagram. Ensemble, ils ont sorti il y a quelques semaines un album en édition limitée : quarante minutes d’improvisation en duo pour cymbales et peaux torturées, enregistré en 2013.

Mais avant de parler de ce disque singulier, resituons les deux bonshommes.

Quarante minutes d’improvisation en duo pour cymbales et peaux torturées.

Avec Deerhoof, Greg Saunier ne se contente pas de balancer un “poum-tchak” métronomique et monotone. Chacune de ses interventions possède sa part de surprise, des ornementations inattendues, sans temps morts. Il joue fort (toujours) et vite (parfois), sur un kit réduit, sur des titres en évolution constante, où la structure n’est jamais anodine. Si certains moments sont purement pop (l’impression est renforcée par la voix enfantine de Satomi Matsuzaki, l’autre pilier du groupe avec Saunier), il n’est pas rare qu’au détour d’un accord, un même morceau se mette à verser dans l’abstrait, avant de revenir sur des territoires plus communs. Et à ce petit jeu-là, rien ne ressemble moins à un album de Deerhoof qu’un autre album de Deerhoof. Petit exemple pour mieux saisir l’univers du groupe, cette reprise sortie en 2006 d’un morceau des Beatles :

Et encore, là, c’est calme.

Brian Chippendale n’est pas non plus adepte du rythme gentillet, bien au contraire. Lightning Bolt, c’est brutal, viscéral, irrésistible. De la drum’n’bass au sens le plus littéral du terme. Chippendale mitraille ses fûts la tête recouverte d’un masque fait maison, éructant dans un micro de téléphone placé sur sa bouche et retenu par une bande de caoutchouc. À la basse, Brian Gibson, joueur taciturne (un bassiste qui se respecte est toujours taciturne), un tantinet virtuose quand il se met à faire du tapping, qui joue de modèles à cinq cordes reliés à une armada de pédales d’effets. Ah, et pour donner plus de piquant aux performances, le duo joue généralement au même niveau que le public, dans la fosse et sans estrade ni scène, avec quelque chose comme 4000 watts d’amplis dans le dos. De l’énergie à l’état brut. Et en gros, ça donne ça :

(l’extrait est volontairement court ; les plus téméraires peuvent par exemple écouter l’intégralité de la fantastique Peel Session du groupe enregistrée en 2004)

La collaboration entre les deux batteurs, annoncée en novembre dernier, s’annonçait donc des plus fructueuses au vu de leur pedigree. Elle s’inscrivait dans un projet plus large, avec la réalisation de Checking in at 20, petit documentaire sur ces deux phénomènes à l’occasion des vingt ans de leurs groupes respectifs. Où l’on découvre que les deux garçons, qu’on imagine hyperactifs durant l’enfance, peuvent être aussi sensés et rigoureux. Durer 20 ans avec des projets musicaux comme les leurs, cela demande un minimum de discipline.

Et l’album, donc. Sorti mi-décembre dans une édition limitée et numérotée à 500 exemplaires, uniquement en vinyle, il est aujourd’hui épuisé. Logique, car l’objet était beau. Sans même avoir entendu un seul coup de caisse claire, ce LP hurlait « achetez-moi ». L’album est pressé sur un vinyle bleu électrique tacheté de blanc, et logé dans une pochette transparente sérigraphiée de noir, avec une image prise lors de l’enregistrement du disque. Le contenu, lui, ne se révèle qu’après avoir posé le diamant sur le disque : l’album n’a pas de titre, tout comme les deux improvisations que l’on ne distingue que par leurs sobres intitulés « Side A » et « Side B ».

Chippendale + Saunier vinyl

L’objet de toutes les convoitises.

À défaut de l’objet, il reste le numérique pour découvrir cet album, soit sur Bandcamp, soit sur Youtube puisque l’enregistrement a été filmé.  La première écoute est déroutante. Le duo est en improvisation totale durant les presque quarante minutes que dure le disque. Greg Saunier annonce « Side A » et « Side B » au début de chaque partie, et le duo se lance dans un assaut sonique à base de toms et de cymbales. Il n’y a pas de mélodie à laquelle se raccrocher, pas de motif suffisamment répété, pas de rythme qui fasse taper du pied ou hocher de la tête. Chacun semble faire ce qu’il sait faire le mieux : Saunier joue de manière abstraite, sans contrainte, avec un jeu qui ne dépareillerait pas sur certains disques de free jazz ; Chippendale joue à toute allure, sans répit, en mode tir de barrage. Occasionnellement un début de beat pourrait se faire entendre, mais cela ne dure jamais très longtemps. On est loin des démonstrations de virtuosité façon Terry Bozzio et ses batteries à dix grosses caisses et cinquante cymbales, mais il est clair que ces deux-là maîtrisent leur instrument. Après, il faut être capable de ne pas lâcher prise après cinq minutes d’écoute, car c’est loin d’être un album facile, même pour un amateur de tambours.

Face à face, ils s’observent constamment, se lancent des coups d’œil et des sourires.

Regarder la vidéo de la performance est en revanche révélateur. On constate que les deux hommes ne se contentent pas de jouer leur truc chacun de leur côté. Face à face, ils s’observent constamment, se lancent des coups d’œil et des sourires. Avec cette communication non verbale, un roulement de l’un peut changer radicalement la forme de ce que joue l’autre. Cela reste très singulier et les deux ne parviennent pas véritablement à fusionner leurs styles respectifs ; l’expérimentation, sans être un échec, donne plutôt envie de voir chaque batteur sortir de sa zone de confort. Par exemple Brian Chippendale jouant avec Deerhoof, ou Greg Saunier en duo avec Brian Gibson pour une version plus cérébrale de Lightning Bolt. Ça aurait de la gueule (et ça serait dans le prolongement de certains de leurs projets, les sessions avec Björk pour le premier et le duo Mystical Weapons avec Sean Lennon pour le second). Un conseil : Deerhoof sera bientôt en concert en France (le 19 février à Paris, puis le 28 à Saint-Malo pour la Route du Rock Hiver) et Lightning Bolt, qui va sortir un nouvel album en mars, va repartir en tournée. D’abord aux Etats-Unis, et ensuite, on l’espère, en Europe. Dans les deux cas, ça ne se rate pas.