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Mange tes morts : la vie rodéo

Durée : 1h35. Sortie DVD : 3 mars 2015.

Par Thomas Messias, le 25-02-2015
Cinéma et Séries

En territoire yéniche, c’est la pire insulte qui soit. Mange tes morts. Façon de signifier à l’autre qu’il peut aller se faire cuire un œuf, et par la même occasion de faire preuve d’irrespect envers ses ancêtres et ses disparus. Chez ces gitans basés à Beauvais, la mort est omniprésente. Des pères et des frères sont morts trop tôt en gérant mal un énième mauvais coup, brillant ensuite par leur absence pour mieux semer le malheur chez ceux qui restent, partagés entre l’envie de se ranger pour ne pas finir comme eux et la tentation, toujours si grande, de transgresser la loi pour améliorer l’ordinaire.

Reprenant certains personnages de sa BM du Seigneur, sans pour autant se vouloir comme une suite, Jean-Charles Hue explore cet entre-deux tragique et cocasse à la fois. Curieux univers que celui où, pour célébrer son baptême imminent, un jeune adulte accepte de participer au vol d’un camion de cuivre. Comme un autre baptême, plus concret celui-là, lui permettant de devenir un homme, un vrai, digne de ceux qui sont passés de vie à trépas pour faire vivre sa communauté.

La tranquillité n’est pas un concept qui lui parle.

Au centre de Mange tes morts, un homme écrase tout sur son passage, moins par son surpoids que par son charisme. Dans La BM du Seigneur, qu’il n’est pas nécessaire d’avoir vu pour entrer corps et âme dans celui-ci, Fred Dorkel tentait de se rapprocher de Dieu et du droit chemin. Ici, c’est presque le chemin inverse que nous le voyons emprunter : revenant au sein de sa communauté après quinze ans de prison pour avoir volé un camion et tué un flic, Fred découvre un clan assagi, fatigué des excès et des coups de sang, tourné plus que jamais vers Dieu. Mais Fred a des fourmis dans les jambes. Il ne tolère pas que les compagnons et les frères de son père l’aient laissé crever sans rien faire au nom de leurs envies d’honnêteté. Fred est un écorché, un vrai. La tranquillité n’est pas un concept qui lui parle. Fred veut rouler à fond la caisse et se remplir les poches, moins par cupidité que par besoin de se sentir exister.

La beauté est partout dans Mange tes morts. Elle est là dès le début, lorsque les jeunes frères Dorkel attendent le retour de leur grand frère parti trop longtemps, tiraillés entre l’envie d’être des gars bien et ce désir si ardent de ne pas décevoir ce père de substitution. Appuyés sur une portière de voiture — l’automobile, cheval moderne —, ils écoutent poliment les conseils des anciens, leurs sermons sur l’image à donner, sur le sens à donner à sa vie. Pourtant, en eux, le choix est déjà fait. Fred n’est pas encore revenu, mais ils savent déjà qu’ils le suivront jusqu’au bout quoi qu’il leur demande. On ne lâche pas un grand frère comme ça, surtout ce frère-là, dont on a l’impression qu’il s’est sacrifié pour la famille.

C’est comme si les liens du sang étaient trop forts.

Alors, quand Fred arrive et s’embrouille illico presto avec les anciens, Mickaël et Jason montent dans la Clio qu’il a empruntée pour l’occasion, flanqués de leur cousin Moïse. Moïse ne sait pas trop ce qu’il fait là : cramponné à sa foi, il est déjà père de famille, et c’est tout ce qui compte pour lui. Mais il est là quand même. C’est comme si les liens du sang étaient trop forts. Comme si les veines des membres de la famille Dorkel étaient remplies d’un liquide magnétique, qui les contraint à s’entasser ensemble dans des voitures pour aller faire des conneries.

La Clio finit par laisser place à la fameuse BMW Alpina, qui donnait son titre au précédent film de Jean-Charles Hue. C’est alors que Mange tes morts, après un premier acte en forme de tragédie grecque, se mue un un road movie sauvage, rendu plus fulgurant encore par l’unité de temps. L’épopée durera une nuit. Une nuit passée à éviter les obstacles, à retrouver le fameux camion de cuivre situé cinquante kilomètres plus loin, à tenter de rentrer vivants. Mais est-ce vraiment si important ? Au-delà de l’insulte, il y a dans le titre du film l’idée que les morts font partie des personnages, que la mort est ancrée en eux. Vivre cette vie-là, malgré la viande à la broche et les petits bonheurs fugaces, c’est comme être déjà mort. Quitter son enveloppe corporelle n’est qu’une banale étape supplémentaire.

Le film joue sur les contrastes pour mieux éblouir, au sens propre comme au figuré.

On pourrait affirmer que Hue filme comme il respire, que tout cela est d’un naturel à couper le souffle. Et ce serait assez vrai. Mais ce serait aussi oublier le vrai travail de mise en scène, plus minutieux qu’il n’y paraît, sur les jeux entre lumière et obscurité. Soleil rasant, phares aveuglants, flammes qui s’étendent : le film joue sur les contrastes pour mieux éblouir, au sens propre comme au figuré. Mange tes morts s’épanouit brillamment dans un entre-deux entre civilisation et sauvagerie, extase christique et total désespoir, sensation d’innocence et conscience accrue de la dureté du monde. On a rarement vu film semblable, hormis peut-être Los Salvajes, terrible western adolescent d’Alejandro Fadel, régi par cette même envie de foncer tête baissée pour mieux croire jusqu’au bout qu’il n’y a pas d’impasse. Qu’une vie plus riche est possible, spirituellement parlant, y compris dans cette Oise transformée en gigantesque terrain de rodéo. Et tant pis si la fin est proche, puisque c’est fini depuis toujours.