Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

À la folie, filmer l’enfermement

Par Julien Lafond-Laumond, le 11-03-2015
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Wang Bing' composée de 3 articles. À l’occasion de la sortie en salles de À la folie, retour sur ce réalisateur d'envergure à travers une analyse de quelques-uns de ses films. Voir le sommaire de la série.

J’ai vu ‘Til Madness Do Us Part au Centre Pompidou, le 17 mai 2014, dans le cadre du cycle « Wang Bing – Jaime Rosales, cinéastes en correspondance ». C’était presque un an avant sa sortie officielle en salles sous le titre francisé À la folie. Je me souviens de mon manque de motivation quelques heures avant la séance : quatre heures dans un asile psychiatrique chinois, bonjour le samedi soir. La projection elle-même n’avait pas été des plus simples : ces quatre heures sans entracte, dans une salle bondée et surchauffée, pour un film comme ça… Wang Bing explique dans plusieurs interviews qu’en tant que cinéaste, son seul projet véritable est de faire vivre au spectateur ce que lui-même vit lors de ses tournages – transmettre, en quelque sorte, une réalité entière. Sur ce coup-là, on est forcés de reconnaître qu’il réussit parfaitement dans cette entreprise : regarder son film est une expérience d’enfermement à déstabiliser n’importe qui.

Ce dernier documentaire de Wang Bing nous confronte au quotidien des patients d’un hôpital psychiatrique du sud-ouest de la Chine. Le film expose le cadre immuable de l’institution et traque les micro-évènements qui se produisent dans ses interstices.

Le souvenir le plus fort que j’ai d’À la folie concerne le bâtiment lui-même, son architecture. Il s’agit d’un bâtiment cubique sur quatre niveaux dont nous ne voyons jamais l’extérieur. Au centre, on trouve une vaste cour intérieure de forme carrée. Les parties habitables sont très étroites. Les chambres, la salle de séjour et les sanitaires sont disposés côtes à côtes et ne communiquent que par un unique couloir. Ce couloir, engoncé entre les pièces à vivre et la cour intérieure, décrit un circuit quadrangulaire. Côté cour, un grillage intégral protège des accidents.

A la folie OK

Wang Bing s’attache à nous faire ressentir les effets produits par cette architecture particulière. Le film se concentre sur l’étage des hommes, le deuxième. Au rez-de-chaussée, on suppose qu’il y a l’admission, les salles de soin et la cour intérieure. Au premier, on trouve les femmes, en contrebas des hommes qui peuvent les regarder à travers leur couloir grillagé. Les hommes viennent donc ensuite, et le dernier étage, qui couvre peu d’espace, ne semble pas être utilisé. Les patients hommes que Wang filme sont nombreux, se répartissent dans des dortoirs à quatre lits et mènent cette vie depuis quelques jours ou quelques décennies. Leurs journées sont essentiellement vides. À part la soupe, la bouillie et la prise des médicaments en file indienne, à heures fixes, aucun impératif ne semble structurer leur quotidien. Peut-être une promenade est-elle imposée dans la cour, mais sinon, le reste des journées est employé à tuer le temps. Tous les moyens sont bons : bavarder, jouer, fumer, somnoler, déambuler, du moment que l’heure continue de tourner.

 Wang Bing filme les personnes avec son éthique habituelle : une juste distance et aucune intervention personnelle

Dans cet espace si cloisonné, l’impression d’entassement est prégnante. On étouffe, les uns sur les autres. Certains sont ingérables. Il y a des fous qui pissent partout, qui crient tout le temps, qui se promènent tout nus. Heureusement, d’autres sont moins gênants : ils restent prostrés dans leur coin. Wang Bing les filme avec son éthique habituelle : une juste distance et aucune intervention personnelle. Il se contente d’épouser leur manière d’appréhender les lieux. Par exemple, suivre ces hommes implique de s’imprégner aussi de la grisaille des murs. L’hôpital est un lieu monochrome, dont on n’arrive seulement à dégager quelques nuances de béton. Cette insistance du gris, bien sûr, n’est pas sans nous ancrer dans certaine atmosphère mentale délétère. Et ce n’est rien comparé à la reproduction à l’identique de tous les dortoirs, de tous les couloirs, en résumé de chacun des quatre côtés de ce « cube thérapeutique ». En collant son visage contre la grille, on peut ainsi examiner l’ensemble de l’étage, prendre conscience de sa rigidité géométrique, de son absence de détails singuliers – des écritures, des couleurs, des anomalies dans la structure, n’importe quoi en somme qui nous aiderait à nous repérer. Où que l’on se situe, cela revient toujours au même. Alors, il ne faut pas s’étonner si certains patients semblent constamment égarés, et le soir venu, ne retrouvent plus leur lit – puisque qu’ici ou là-bas, quelle différence ?

À la folie se présente comme un huit-clos à ciel ouvert, où les maigres possibilités d’émancipation du regard ramènent un peu plus à l’enfermement réel des corps

Cette architecture qui nous fait littéralement perdre le nord possède en outre une portée symbolique indéniable. Les patients sont certes enfermés à l’intérieur du bâtiment et maintenus à un étage spécifique, mais on leur donne constamment à voir un ailleurs inaccessible – qu’il s’agisse du ciel que les patients scrutent, ou des femmes du premier étage, qu’ils désirent, qu’ils draguent à distance sans jamais pouvoir les toucher. À la folie se présente comme un huit-clos à ciel ouvert, où les maigres possibilités d’émancipation du regard ramènent un peu plus à l’enfermement réel des corps.

Wang Bing n’est malgré cela pas un cinéaste militant. Il ne dénonce rien et ne fait passer aucun message. Il s’intéresse seulement à la vie, à la vie telle qu’elle se déploie dans les circonstances les plus variées et les plus extrêmes. Dans cet hôpital, il se penche sur la condition de patient interné, qui ne sait en général pas pourquoi il est là ni combien de temps il va rester. Chez les patients les plus lucides, on a bien une idée du pourquoi : on est un mauvais mari qui lève la main sur sa femme ; on est pauvre, sans travail et on boit à en faire des conneries ; ou alors on est un peu trop engagé politiquement et pas engagé comme il convient. En revanche, on ne sait jamais combien de temps on va rester. On ne nous dit rien. Il faut croire aux médicaments et attendre, attendre quelques visites, une petite permission et pourquoi pas la fin du séjour. Il faut enfin apprendre à tolérer ceux qui sont effectivement malades et de mauvaise compagnie, ces patients qui probablement ne sortiront jamais d’ici parce que déficients profonds ou psychotiques délirants.

L'affection existe encore

Çà et là, l’affection persiste

Le cinéaste a pris un temps considérable pour filmer ces personnes si différentes. Sans jugement, il accompagne certains patients aux vies brisés qui aspirent seulement à une vie convenable. Il suit aussi, avec le même intérêt, ceux qui se satisfont d’être ici, qui mangent, dorment, bricolent et même jouissent sans penser ni à l’extérieur, ni à l’après. En fil rouge de ces destins multiples, on retrouve pourtant la même incompréhension du système. Personne ne sait comment ça marche. C’est pourquoi Wang Bing s’attache à ce que nous non plus, en tant que spectateur, nous ne comprenions rien. On ne sait pas où sont les soignants ni en quoi consistent les traitements. On ne voit aucun médecin décisionnaire. On se contente, nous aussi, d’errer à l’étage, d’arpenter toujours le même couloir.

Le montage final d’À la folie a été réalisé à partir d’environ trois cents heures de rush. Wang Bing a passé 72 jours consécutifs dans cet hôpital. Quand il parle de ce tournage, il évoque volontiers les terribles conditions d’hospitalisation des patients, mais ne condamne jamais le corps médical, qu’il estime de bonne volonté et seulement incapable de faire plus. De ces journées à filmer, il retient en fait surtout des impressions, des atmosphères, des gestes étonnants pris sur le vif. C’est ce que son montage vise à restituer. Celui-ci ne cherche ni à élaguer les séquences de vie quotidiennes les plus banales, ni à reconstituer après-coup un arc narratif d’où jailliraient des histoires fortes ; il s’attache simplement à capter la tonalité générale d’une expérience. Ainsi, la version finale d’À la folie correspond peu ou prou au souvenir que le cinéaste garde de son passage à l’hôpital. Un souvenir fragmentaire et visuel, marqué par la désorientation et le sentiment d’absurdité. Ce souvenir, Wang Bing nous le confie, et nous laisse à notre tour le façonner par notre mémoire. Car l’intérêt d’À la folie réside bien moins dans le plaisir ou le déplaisir qu’on prend à le regarder que dans les traces qu’il peut laisser en nous. Presque un an après l’avoir visionné, je peux dire que dans mon cas, ces traces sont encore fraîches.