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À l’ouest des rails, la solitude du filmeur numérique

Par Hugues Derolez, le 13-03-2015
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Wang Bing' composée de 3 articles. À l’occasion de la sortie en salles de À la folie, retour sur ce réalisateur d'envergure à travers une analyse de quelques-uns de ses films. Voir le sommaire de la série.

A l'Ouest des Rails

Une journée pour se perdre dans un monde qui n’est pas le sien. Neuf d’heures de film, une expérience aussi irréelle qu’étouffante, À l’ouest des rails est la première étape dans le cinéma de Wang Bing, oeuvre colossale qui bouleversa la forme documentaire. Si tout le monde en parlait lors de ses premières diffusions en festival en 2003, la même ferveur existe douze ans plus tard lorsqu’on s’attaque à cette montagne d’images, succession de portraits en trois parties, mirage intense que nous avons le courage de regarder une fois pour ne jamais pouvoir l’oublier.

Nous sommes à Tie Xi Qu, vieux quartier industriel de Shenyang qui prête son nom au titre original du film. Cet ancien pôle florissant il y a quelques décennies vit ses derniers instants, anéanti par la concurrence et les réformes. Bientôt, les dizaines d’usines seront vides, abandonnées, figées pour toujours dans un passé dont personne ne veut se rappeler. Bientôt, un désert. Wang Bing entame ce travail seul, durant plusieurs années, accompagné de sa caméra DV. Il ne cherche pas à lutter contre la réalité ou débattre avec l’image. Wang Bing est avant tout un cinéaste du souvenir.

Une distorsion temporelle, documentaire enfermée dans une bulle imposante de par sa durée mais qui peut exploser à tout moment

Ce qu’on ne voit pas, la vie cachée en creux du monde, Chine, Europe, les enfants esseulés des montagnes, les hôpitaux psychiatriques, les ouvriers qui vivent leur dernier instant de travail. Personne ne veut les voir. Wang Bing veut pourtant qu’on s’en souvienne, s’approchant au plus près des corps grâce au dispositif numérique, mais instaurant une distance nécessaire avec chacun de ses sujets. Une distorsion temporelle, documentaire enfermée dans une bulle imposante de par sa durée mais qui peut exploser à tout moment. En réussissant à se fondre dans l’image, à écouter ses interlocuteurs, à rapporter leur parole, autant dans son travail de fiction que de documentaire, Wang Bing raconte un monde passé dont les traces continuent de contaminer le présent. Ce monde existe, mais ce monde ne devrait plus exister. Univers parallèle où la splendeur a pourri, où les derniers survivants errent comme des fantômes hagards dans un monde inhospitalier. Voici les restes de la civilisation, tôle et hommes, rails et maisons.

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Pour Wang Bing, filmer c’est vivre la vie de son sujet. Se substituer à lui. Prendre son temps, des années s’il le faut, capter des centaines d’heures de rush, monter son récit dans son esprit, faire durer ses plans jusqu’à ce qu’ils épuisent tout leur sens. Personne ne regarde Wang Bing ; peut-être est-ce pour cette raison qu’il veut filmer ce que personne d’autre ne veut regarder ? Nous entendons sa voix deux fois tout au plus en neuf heures de film. C’est un fantôme de cinéaste, une caméra en marche, capable de se faire oublier, de saisir tous les plans, toutes les conversations sans ne jamais interférer autrement que par son montage, le récit qu’il a décidé de nous raconter.

Tel ce labyrinthe d’industries abandonnées, À l’ouest des rails est un film-monde qui ne cesse d’étendre sa géographie morcelée, immeubles et maisons en voie d’extinction, sans nous donner de repères spatiaux précis. Ce qui connecte ce métal en fusion dans l’une des dernières usines en activité, ces rails qui s’étendent à perte de vue, ces habitations déstructurées, c’est l’homme. Ceux qui y sont passés, dont ces décors de cinéma furent le cadre de vie. Et la solitude du filmeur numérique relie tous ces moments oubliés, les évoquant simplement en effleurant le paysage de ces vies terminées.

Il y a deux fausses promesses importantes dans ce cinéma que le réalisateur s’attache à démonter. La première est inhérente à la forme documentaire : le spectateur espère découvrir une copie conforme du réel. Wang Bing donne à voir le monde, son décor, ses habitants, mais ne cache jamais son intention : il est là pour nous raconter une histoire. La seconde est celle qui est inscrite dans les évolutions politiques et sociales de la Chine du XXe siècle. La promesse d’un système parfait et égalitaire, communisme optimisé où tout le monde aura un travail, une vie décente, et une retraite confortable.

Une génération touche à sa fin, chantant avec mélancolie et peut-être une pointe de cynisme les chants partisans de son enfance

D’À l’ouest des rails jusqu’À la folie, Wang Bing accompagne la chute de ce système. De la politique répressive face à la tendance “droitière” dans Le Fossé, ou plus exactement des camarades qui ont osé exprimer leur avis et questionner certaines méthodes du parti, aux laissées pour compte des Trois Soeurs du Yunnan, chaque personnage de son cinéma est comme son pays : en train de s’embraser, oubliant les doux rêves du passé pour rentrer férocement dans le présent. Une génération touche à sa fin, chantant avec mélancolie et peut-être une pointe de cynisme les chants partisans de son enfance, une génération qui n’aura pas droit à sa fin de vie respectable, tout au mieux à l’oubli, seul répit possible face à un avenir qui fait tout pour la faire disparaître. Leurs enfants n’ont même pas vingt ans qu’ils n’ont déjà plus droit à rien. Les plus intelligents sont partis rejoindre l’armée. Les autres errent de maison en maison, souriants mais débarrassés de toute ambition. De bons petits soldats qui n’ont plus de champ de bataille, de raison d’exister. Perdus dans un flot de palabres, de tractations, de recherche de fric et d’amours factices.

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C’est l’écrasant leg laissé par leurs parents : le désir jaloux de posséder exactement la même chose que son voisin. Aussi infime soit-elle. Les frontières entre individu et collectif ne semblent plus exister : on s’invite de maison en maison pour commenter la vie de chacun, s’emparer de ses lettres d’amour pour les déclamer en public, trouver les combines des uns et des autres pour survivre et les reproduire. C’est le seul mode de vie envisageable : épier et s’intéresser à tout, exiger du système les mêmes avantages que ceux dont peuvent jouir nos voisins, vouloir les mêmes trois sous, et pourquoi pas la même peine, la même tristesse résignée, les mêmes turpitudes tant que cela nous aide à ressentir quelque chose. Le système chinois a broyé les coeurs d’une génération entière. Ils ne peuvent même plus rêver.

Il filme parce qu’en l’absence de solution et face au chaos c’est peut-être la dernière chose que nous puissions faire

Paradoxalement, Wang Bing opère de la même façon dans ses films que dans son travail de photographe : il observe durant de longues minutes jusqu’à finir par capturer quelque chose, figer un souvenir après l’avoir longuement travaillé, manipulé, comme un sculpteur modèle sa statue. Dans cet univers cinématographique où le sens fuit, le documentariste nous immerge dans une mer d’images. Un flot de plus de neuf heures de regards perdus, de visages fatigués, de métal froissé, de sourires abattus, de vitalité qui s’éteint. Saisissants seront alors ces quelques instants d’images-métaphores où Wang Bing semble avoir trouvé ce qu’il cherchait. Un train fonce, tourne dans la cité industrielle abandonnée, sans s’arrêter, droit dans le mur. Un ouvrier haut au-dessus de nous, installé sur une armature métallique, tape, démonte, découpe. La poussière tombe par rideaux. Et ce pauvre homme, dernier souvenir de l’humanité, scie littéralement la branche sur laquelle il est posé. Un instant, on se prête à rêver, on espère que seule la saleté s’écrasera au sol et qu’il pourra s’envoler sur son petit manège de ferraille, atteindre le ciel, être libre. Mais Wang Bing sait trop bien que son cinéma n’a rien d’autre à proposer que la plus crue des vérités. Et tant mieux, d’ailleurs. Wang Bing veut juste filmer. Filmer sans changer le monde. Sans contester, crier, nous alpaguer, espérer dénoncer. À l’ouest des rails est en définitive un musée à ciel ouvert où s’ébattent les derniers hommes qui se disputent avant de disparaître. Son documentaire n’est pas un amas de belles images qui n’existerait que pour secrètement rendre compte d’une vérité et amener ainsi à la destruction de son sujet. Il filme parce qu’en l’absence de solution et face au chaos c’est peut-être la dernière chose que nous puissions faire. Filmer malgré tout, pendant des années, quitte à tomber malade, mettre sa vie en danger. Se détruire soi-même. C’est ce qu’il fait. Et disparaître avec les restes d’un monde qui a plus promis que bâti.