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Les Trois Sœurs du Yunnan, l’éthique du documentaire

Par Laura Fredducci, le 09-03-2015
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Wang Bing' composée de 3 articles. À l’occasion de la sortie en salles de À la folie, retour sur ce réalisateur d'envergure à travers une analyse de quelques-uns de ses films. Voir le sommaire de la série.

Un an après la découverte du film Les Trois Sœurs du Yunnan en salles, je pense encore à ce plan : une fillette sur un haut plateau, qui ramasse du fumier. Le vent occupe tout l’espace sonore, le paysage est à couper le souffle, la fille a l’air incroyablement seule. Concentrée sur son travail, à 3200 m d’altitude, elle ne semble ressentir aucun regard sur elle, aucune présence qui déterminerait ses faits et gestes.

Le film documentaire, comme la photo, m’a toujours semblé faire un pari un peu fou : il s’agit de rendre compte d’un regard authentique, d’une relation sincère entre le regardeur et le regardé, alors même qu’une caméra s’interpose. Il y a entre les deux non seulement un objet qui biaise le regard – la caméra –, mais aussi une pensée, celle de la représentation de l’instant, qui vient doubler et comme prendre le dessus sur l’instant. Dès lors, comment filmer « vrai », comment l’idée du film à venir ne vient-elle pas gâcher la possibilité de saisir ce qui a lieu sous les yeux du cinéaste ?

Il y a ceux qui en jouent, comme Chris Marker, dans Sans soleil, qui capte ce regard des femmes sur sa caméra, qui parle de ce jeu de séduction entre celui qui filme, dans l’attente d’un regard, et celle qui finit par lui en accorder un. Il y a ceux qui prennent la mesure de l’artificialité de leur démarche et la forcent, en créant des situations sur mesure pour pouvoir les filmer, comme Pierre Perrault dans Pour la suite du monde ou La Bête lumineuse.

"Franchement, a-t- on jamais rien inventé de plus bête que de dire aux gens, comme on l’enseigne dans les écoles de cinéma, de ne pas regarder la caméra ?" Chris Marker

“Franchement, a-t- on jamais rien inventé de plus bête que de dire aux gens, comme on l’enseigne dans les écoles de cinéma, de ne pas regarder la caméra ?” Chris Marker

Wang Bing, lui, réussit à tous les coups à trouver la juste distance avec son sujet. Et Dieu sait que pour un tel projet (filmer trois enfants, puis une seule, presque entièrement livrées à elles-mêmes dans un village isolé), il ne fallait pas moins qu’une posture éthique sans faille pour ne pas tomber dans le voyeurisme, le misérabilisme ou quelque chose qui s’apparenterait à de la non-assistance à personne en danger.

Yingying, personnage de 10 ans qui évolue pendant une longue période presque totalement seule, alors que son père est allé travailler en ville en emmenant ses deux plus jeunes sœurs, donne parfaitement le change à la posture du cinéaste. Qu’elle soit seule ou en famille, ou même lors de cette étrange séquence ou elle se retrouve dans une salle de classe désorganisée, elle semble entièrement dépourvue de cette conscience d’être observée qui donne une consistance au sujet, une dimension supplémentaire. Si ses jeunes sœurs réclament de l’attention, un regard qui valide leurs petites trouvailles ou leurs jeux, comme le font tous les enfants, Yingying s’en abstient. Elle est plate, sans miroir, sans autre qui lui garantirait son identité en lui en renvoyant un reflet d’elle-même.

Le cinéma n’est pas magique, il ne changera absolument rien de la réalité dont il rend compte

Pourtant c’est bien ce que semble lui offrir le cinéaste, c’est ce que tout appareil photo ou caméra offre à son sujet quand il se tourne vers lui : une épaisseur supplémentaire, une existence plus palpable (il n’y a qu’à voir comme on se sent lourd, comme on a une soudaine conscience de ses bras, de sa posture, dès que quelqu’un veut nous prendre en photo !). Mais dans cette indifférence de la fillette à son égard, Wang Bing semble prendre acte d’une forme d’échec, ou du moins justifier sa propre modestie : le cinéma n’est pas magique, il ne changera absolument rien de la réalité dont il rend compte. S’il est capable d’en donner un aperçu fidèle, c’est l’essentiel.

Le cinéaste semble par la même occasion réussir à se départir de ce pouvoir de celui qui construit le discours (avec des mots ou avec des images) sur le sujet de son discours. En effet, contrôler la représentation de quelque chose ou de quelqu’un permet souvent d’imposer son propre vocabulaire, sa propre grille d’analyse. Bien vite, le sujet du discours se positionnera en fonction des attentes du regardeur. Mais l’intérêt de la démarche de Wang Bing, c’est qu’à aucun moment on a l’impression qu’il n’est arrivé avec des questions préétablies, avec un projet défini. Il filme sans commentaire, sans parti pris, en laissant toute la place à son sujet sans s’en servir pour affirmer quoi que ce soit. Il ne fait que se rendre disponible à son sujet en l’accompagnant.

Je me suis demandé ce qu’il faisait de sa caméra, où la plaçait-il pendant qu’il filmait. Est-ce qu’elle lui cache le visage, est-elle encombrante ? Mais son cinéma est précisément un cinéma de l’ère numérique, parce qu’il ne fallait pas autre chose qu’une caméra légère capable d’enregistrer des centaines d’heures de rush sans aucun budget, de ne pas trop attirer l’attention (il filme sans aucune autorisation officielle), de ne pas prendre trop de place dans sa relation avec les personnes qu’il suit. De même que l’apparition des caméras légères et du magnétophone synchrone avait rendu possible la naissance du cinéma direct au début des années 1960, de même les technologies digitales ont permis à Wang Bing de mettre au point sa méthode. Pour troquer son appareil photo contre une mini-caméra DV, pas besoin d’un sac beaucoup plus gros, pas besoin de techniciens, d’équipements compliqués. Et, en plaçant son objectif au niveau de sa poitrine, son statut de cinéaste ne fait pas barrière. On peut quand même le regarder dans les yeux.

Malgré le soin qu’il met à ne pas prendre beaucoup de place, sa présence physique se ressent à certains moments. Ce sont ces moments où, le souffle court, on l’imagine peiner sur les chemins de boue derrière la petite fille qui ne fait pas attention à lui. Ces moments où la caméra tremble un peu devant une scène anodine. Sans en faire des tonnes, ces petits détails nous parlent de l’engagement physique du cinéaste. Et engagement, c’est le moins qu’on puisse dire de Wang Bing, lui qui passa plusieurs mois sur les lieux de son tournage, à vivre dans les mêmes conditions difficile que les gens qu’il filmait, et finit par être hospitalisé, souffrant du mal des montagnes.

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Tout au long du film, on est face à la matérialité brute du réel : la poussière, le vent qui semble s’infiltrer partout, les patates à côté desquelles on dort. Quelques éléments primaires et des personnages qui semblent lutter contre l’inertie de la matière pour s’en détacher. Allumer un feu pour se réchauffer, décoller la boue de ses chaussures, couper des herbes dans un champ, rentrer les chèvres, autant de gestes obstinés qui ne semblent précédés d’aucune pensée si ce n’est une résistance qui s’ancre dans la répétition. Si Kiarostami a réussi à filmer les micro-résistances des enfants lors de discrets moments de basculement (voir par exemple ce magnifique court-métrage), Wang Bing filme ici une résistance continue contre l’anéantissement, étalée dans ce continuum de gestes quotidiens réalisés avec une parfaite impassibilité.

lestroissoeursduyunnan604-tt-width-604-height-410-bgcolor-000000Mais cette sobriété permet à la beauté formelle de certains plans de surgir avec encore plus de puissance. Il ne se prive jamais de saisir l’opportunité de jouer visuellement avec les éléments à sa disposition quand elle se présente. Si son film n’est jamais esthétisant, c’est pourtant l’intelligence de sa composition et la beauté de certains plans saisis sur le vif qui lui donne toute son ampleur. Bien loin du débat sur l’impossibilité morale d’esthétiser la misère, il utilise son propre langage, la forme cinématographique, pour exprimer la richesse d’un contexte a priori austère. Et une forme d’empathie.

Pourtant, plus que des plans sublimes, c’est la qualité de sa présence que je retiens de ses films. Une justesse et une intégrité qui en font, en plus d’un génie, un type dont on voudrait serrer la main.

[extraits ici]