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Le Challat de Tunis : l’ogre et le paravent

Sortie : 1er avril 2015. Durée : 1h30.

Par Erwan Desbois, le 24-04-2015
Cinéma et Séries

Le Challat de Tunis est un « documenteur », c’est-à-dire un film de fiction qui se fait passer pour un documentaire. La quasi-totalité (nous reviendrons sur les exceptions plus loin) de l’enquête menée par la réalisatrice Kaouther Ben Hania, sur les traces de ce fameux Challat, est en réalité le fruit d’un scénario écrit à l’avance, et joué devant la caméra par des acteurs. Ce choix particulier de mise en scène a été guidé un peu par des motifs économiques (cela coûte moins cher de tourner un documentaire, vrai ou faux, plutôt qu’une fiction classique), pas du tout par un défaut de créativité de la part de Ben Hania, et au contraire beaucoup par sa compréhension extrêmement perspicace et fine de son sujet – mais aussi de la société dans laquelle elle vit, de son art, et de la relation entre les deux. Tout cela dès son premier long-métrage ; pourquoi prendre son temps quand on a du talent.

En arabe, Challat est un nom commun qui signifie balafreur. En Tunisie, le terme est devenu un nom propre il y a une dizaine d’années de cela, après une succession d’attaques menées par un homme à moto, qui tailladait les fesses des femmes dans la rue. À partir de là, de cette poignée de faits avérés, tout devient flou. Non pas en raison d’un mystère criminel insoluble, mais à cause de l’action de groupes récupérant l’événement, et le manipulant à leur profit. Le premier travail de mise en scène, par le pouvoir masculin, se met immédiatement en branle dès lors que le Challat commence à frapper. Les pages des journaux se remplissent de drames attribués au Challat (nouvelles agressions, suicides qui en découlent) ; la dictature policière de Ben Ali arrête assez vite un suspect, et communique abondamment à ce sujet ; les institutions religieuses amènent l’affaire sur le champ des mœurs, diffusant dans l’opinion publique le jugement selon lequel les victimes n’auraient eu que ce qu’elles méritaient, en raison de tenues vestimentaires indécentes. La partie effectivement documentaire du film de Ben Hania démonte a posteriori toute cette construction narrative – en allant simplement voir ce qu’il y a véritablement dans le dossier, et dans les témoignages des victimes.

Le Challat est l’ogre qui viendra dévorer les jeunes filles si elles se détournent du droit chemin.

Le suspect écroué ? Innocenté et relâché sans l’ébruiter. La prétendue logique pieuse de l’agresseur, envoyant un message aux femmes ? Battue en brèche par la présence de victimes en djellaba et foulard. L’implication du Challat dans de multiples faits divers ? Souvent inventée, moyen commode de taire des vérités gênantes ou taboues sur tout ce qui se rapporte de près ou de loin à l’intime, au sexe – au fond, à l’existence de la femme au sein du couple et dans la société. L’épiphénomène a été transformé en mythe, le détraqué en épouvantail permettant d’astreindre les femmes à leur rang inférieur, et d’affermir l’ordre phallocrate en vigueur. Le Challat est l’ogre qui viendra dévorer les jeunes filles si elles se détournent du droit chemin ; pour l’autre sexe, il est un paravent idéal, l’existence d’un Challat unique et monstrueux faisant avantageusement oublier que tous les hommes sont des Challats potentiels.

Puisque la soi-disant réalité sociale se révèle être factice, une fabrication produite selon les codes de la fiction (une note d’intention, un scénario, un méchant, une mise en scène), l’étape suivante dans la trajectoire de Ben Hania consiste logiquement à passer elle-même à la mise en scène trafiquée, orientée du réel. Après le temps de l’observation et de l’analyse vient celui de l’action et de la riposte ; avec les mêmes armes et sur le même terrain que les hommes. Comme celle des oppresseurs masculins la mise en scène féminine, féministe de Ben Hania se fait passer pour véridique, et est en réalité artificielle ; mais alors que l’œuvre du camp adverse vise à perpétuer le faux, Le Challat de Tunis a bien pour finalité d’exposer le vrai. Ben Hania reprend pour ce faire la technique des opérations kamikazes de Sacha Baron Cohen (Borat, Brüno) : chacun de ses numéros outranciers et calculés fait émerger sous leur forme authentique, non contrôlée, les opinions de ceux qu’elle piège. Un casting d’amateurs pour soi-disant trouver un homme qui incarnera le Challat devient une terrifiante succession d’auditions où tous les postulants se révèlent crédibles dans le rôle, de par leur mépris marqué et leur violence naturelle envers les femmes ; plus loin, le concept d’un jeu vidéo mettant le joueur dans le rôle du Challat (on marque des points en tailladant des femmes en jean ou jupe, on en perd en s’attaquant à des femmes voilées) est adoubé par un imam, qui y voit un bon exemple pour la jeunesse.

Les faux de Ben Hania ne révèlent donc pas seulement le vrai, ils sont eux-mêmes des vrais en puissance.

Là où Kaouther Ben Hania se montre particulièrement pertinente et intelligente, c’est dans le fait que tout ce qu’elle imagine (y compris les inventions les plus extravagantes, qui en appellent à un autre aspect des films de Baron Cohen, l’humour sale et méchant) existe probablement. Si la cinéaste a pu, sans compétences particulières, concevoir et réaliser un jeu vidéo ou un « virginomètre » suffisamment convaincants – et surtout allant suffisamment dans le sens du vent –, il n’y a aucune raison pour que d’autres ne l’aient pas eux aussi fait de leur côté. Les faux de Ben Hania ne révèlent donc pas seulement le vrai, ils sont eux-mêmes des vrais en puissance. Car dès lors que la figure chimérique du Challat est l’horizon qui borne la société tunisienne, toute forme de manifestation de machisme ou de sexisme est possible – pour ne pas dire certaine. En prenant le contrôle de ces manifestations, et en en démontant les mécanismes et les subterfuges, Kaouther Ben Hania mène la lutte là où il le faut, comme il le faut, avec une puissance comique et cinématographique peu commune.