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Christopher Owens a la liberté de ceux qui n’ont plus rien à perdre, et il le sait ; les premiers mots de ce nouvel album arrivé par surprise sont : «I’m a big mistake/I’m another loser fuck-up/I’m an accident/That’s why I’m free to do what I want.» L’ancien leader de Girls a eu sa petite heure de gloire avec ce groupe, mais il a sans doute laissé passer son moment. Ses deux premiers disques solo n’ont pas trop marché (les invendus d’A New Testament, qui date d’il y a moins d’un an, encombrent les bacs des disquaires), ses tournées avec un groupe conséquent et du matos lourd (orgue Hammond B3 avec cabine Leslie) n’ont pas fait (petites) salles combles et lui ont coûté bonbon. Mais il s’en fiche, tant qu’il peut enregistrer et toucher un public de fidèles, même restreint. Pour se remettre à flot, l’échappé de la secte des Enfants de Dieu, où il a grandi, puis rescapé des drogues dures, utilise sa belle gueule pour faire le mannequin. On l’a ainsi vu poser pour Eleven, il y a quelques mois, après avoir été modèle pour Saint Laurent et H&M (la collection Isabel Marant).

Le miracle renouvelé de Christopher Owens, c’est celui du funambule.

S’il revoit cette fois ses moyens financiers à la baisse, en enregistrant cet album quasiment en autarcie (seuls un batteur et des chœurs féminins délibérément naïfs apparaissent ponctuellement), le résultat reste à la hauteur, et renoue avec l’esprit et la lettre de Girls, l’album. À défaut de se construire une carrière, Owens bâtit une œuvre. Instrumentiste loin d’être malhabile (les guitares sont particulièrement ciselées), “Chrissybaby” a puisé dans son vaste stock de chansons (celles-ci ont été écrites entre 2009 et 2014) de quoi assembler un disque aussi varié que cohérent, avec le bénéfice du recul sur ses compositions. L’exemple le plus parlant de cette démarche est sans doute l’ample suite “Waste Away”, “Susanna”, “When You Say I Love You” et “I Love You Like I Do”, qui revisite sans complexe les harmonies du rebattu Canon de Pachelbel pour mieux unifier des titres composés à des époques différentes.

Christopher Owens. Photo par Ryan McGinley.

Christopher Owens. Photo par Ryan McGinley.

Cette béquille pourrait faire sourire chez d’autres, mais pas ici : le miracle renouvelé de Christopher Owens, c’est celui du funambule. Fréquemment en équilibre précaire au-dessus du précipice du mauvais goût (les chausse-trapes prog de Father, Son, Holy Ghost avec Girls, la flûte et le mignon leitmotiv de Lysandre), de la mièvrerie, du maniérisme, il se sort toujours des pièges par le panache, un sens affûté de la mélodie et une sincérité jamais prise en défaut. On peut aussi appeler ça une forme de grâce qui arrive à tout faire passer : le jean pattes d’eph et le gilet en daim à franges de sa dernière tournée, tout comme le titre autoréférentiel de cet album et la photo de pochette (qu’on soupçonne teintés d’un gros doigt d’autodérision), ou encore un reggae en plastique cheap avec une grosse basse synthétique qu’il intitule crânement “Music Of My Heart”. Ça fait partie du deal, si l’on veut profiter également de quelques-unes des plus délicates chansons d’amour du moment, de confessions où l’ombre et la lumière se disputent, les moments heureux étant toujours tempérés par le doute, et les plongées dans les abysses promesses de lendemains moins poisseux. Le titre le plus immédiatement accrocheur, “Heroine (Got Nothing On You)”, un délicieux doo-wop, n’est sans doute pas par hasard une mise en garde ambivalente contre la séduction de cette poudre qui a coûté la vie à Gram Parsons, et sérieusement plombé celle d’Evan Dando (Lemonheads), deux autres pretty boys à qui on a pu légitimement comparer Owens. Le San Franciscain d’adoption signe avec Chrissybaby Forever un disque d’été, dont le vernis de classicisme sixties/seventies est décapé par un son lo-fi lui apportant ce qu’il faut de rugosité. «It’s not 1+1 or ABC/It’s not a formula or a mystery/It’s not right or wrong/It’s just the music of my heart», avoue-t-il. À l’auditeur de voir si son cœur bat au même rythme.