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C’est un cas unique et bien malheureux. Avant même d’apprendre la mort de Christopher Lee, nous avions prévu à Playlist Society de vous parler de Chrisptoher Lee. Nous ne voulions pas faire une nécro, ou un hommage pontifiant. D’ailleurs, comment résumer une carrière de plus de deux cent films, allant de Fu Manchu à un rôle de bibliothécaire dans le Hugo Cabret de Scorsese ? Comment traiter à la fois de sa carrière européenne et de son image faussement austère auprès du grand public ?

Ce qu’il y a de fascinant chez l’élégant acteur anglais, c’est qu’en se focalisant sur ses trois interprétations les plus célèbres, il couvre tout le spectre de la pop culture geek. Aucun occidental ne peut être passé à côté de son visage, de sa voix et de son charisme. Une nouvelle génération l’a découvert en Saroumane ou en Comte Dooku, les autres se souviennent de son passé chez la Hammer.

Dracula-Prince-of-Darkness

Dracula et autres monstruosités délicieuses

Le premier exploit de la carrière de Christopher Lee aura été d’avoir pris la relève de Bela Lugosi dans le rôle de Dracula. Si aujourd’hui c’est une évidence, c’était à l’époque un défi presque insurmontable. Certes, l’acteur n’était pas un débutant : depuis dix ans, il multipliait les petits rôles, chez Raoul Walsh ou John Huston. Mais prendre la relève de Lugosi dans l’inconscient collectif, sacré défi. La chance de Lee fut alors d’être le fer de lance de la Hammer, studio anglais célèbre pour ses films d’horreur. Yeux injectés de sang, cris d’effrois des victimes : en une poignée de minutes dans Le Cauchemar Dracula (1958), Christopher Lee devint un traumatisme d’enfance. C’est le mélange subtil de terreur absolue et d’élégance aristocratique qui ont fait de cette interprétation du vampire jadis fantasmé par Bram Stoker une icône encore plus puissante que le pourtant très bon Bela Lugosi. Si proches, si loin, Lugosi et Lee resteront la figure bicéphale de Dracula dans la pop culture du XXe siècle.

Parfois Dr Jekyll (ou plus exactement Charles Marlowe dans le méconnu I,Monster), parfois créature de Frankenstein (dès 1957 d’ailleurs, avant qu’il n’endosse la cape du vampire), parfois un personnage de chez Sherlock Holmes, Lee est partout l’incarnation du mal : sadique, sanglant, froid ; pourtant, chaque créature a droit à sa spécificité. En jouant la créature de Frankenstein, il réussit le tour de force de ne pas souffrir la comparaison avec Boris Karloff. L’ennui, désormais, c’est qu’il devient impossible pour un autre acteur de jouer ces rôles-là sans que le fantôme de Lee ne pèse. Gary Oldman, pourtant excellent dans le Dracula de Coppola, n’a pas laissé la même empreinte. Sans parler des Gerard Butler et autres Luke Evans. Si, pendant les années 50, Lee doit presque tout à la Hammer, le rapport de force s’inverse vingt ans plus tard. Le statut d’icône de l’acteur permet de maintenir le studio sous respiration artificielle. Lee enchaîne les tournages médiocres.

Dans les années 1960, pour Christopher Lee, cette image de méchant absolu est d’abord un atout, puis un handicap. Le grand public le pense froid et rigide, ce qu’il n’est pas. Pendant des années, Lee parcourt l’Europe, de l’Allemagne à la France, pour sortir de ces rôles de méchants prévisibles. Bava et même Jess Franco font appel à lui, parfois pour des petits rôles. Lee est un symbole de la culture bis. Et à propos de symbole, Lee va aussi marquer la saga James Bond d’une emprunte plus inattendue. Alors que les producteurs tentent de faire oublier Sean Connery avec Roger Moore, ce dernier se fait voler la vedette par… Christopher Lee dans L’Homme au pistolet d’or (1977). Là encore, il est question d’incarnation : celle de donner une nouvelle vie à la saga créée par Ian Fleming, cousin éloigné de l’acteur britannique. L’homme au pistolet d’or du titre, Francisco Scaramanga, est une version en négatif du rôle de 007. La terreur froide et classe de Dracula plane. Cela restera l’un des rôles majeurs de Christopher Lee.

Avec Christopher Lee, le fantastique gagne en sérieux, en respectabilité : l’âme de Shakespeare s’immisce dans l’univers de l’horreur.

La collaboration du comédien avec la Hammer aura signifié l’éveil d’une culture du cinéma bis, où l’expérience cinématographique prime. Avec Christopher Lee, le fantastique gagne en sérieux, en respectabilité : l’âme de Shakespeare s’immisce dans l’univers de l’horreur. Des générations d’enfants, d’adolescents et d’adultes en quête de sensations fortes se délectèrent de ces films. Ils se plurent à frissonner rien qu’en insérant la VHS dans le magnétoscope. Ce simple geste signifiait souvent que la nuit à venir serait agitée. Parmi ces enfants fascinés, on trouvait Tim Burton, Steven Spielberg ou encore… George Lucas.

dooku lee

L’autre comte du mal : Dooku dans Star Wars

Si la saga Star Wars a pris son envol sans Christopher Lee, sa présence en comte Dooku a tout du symbole parfait. Quand George Lucas lance la prélogie au cours des années 90, il veut faire entrer sa saga dans une nouvelle ère : celle du XXIe siècle et du numérique. Sauf que Lucas, petit frère de Coppola, fils chéri puis détesté du Nouvel Hollywood, est de cette génération VHS. Le casting de Lee pour incarner le « Lord Sith » Dooku a plus à voir avec l’hommage de fan qu’avec le casting bankable. Car si la carrière de Lee ne s’est jamais arrêtée, il sombrait peu à peu dans l’oubli du grand public. Avant Lucas, c’est Tim Burton qui le remettait en scelle dans Sleepy Hollow.

Avec l’âge, le visage de Christopher Lee a gagné en sagesse sans rien perdre en épouvante.

Pour Lucas, avoir Christopher Lee, c’est établir un pont pour accompagner la pop culture, dont Star Wars est le parangon, entre le XXe et le XXe siècle. Avec l’âge, le visage de Christopher Lee a gagné en sagesse sans rien perdre en épouvante. Le comte Dooku n’est pas le méchant ultime de la prélogie, mais il est un point de friction central.

La seule fois où Yoda se bat au sabre laser, c’est contre lui (le combat de vieux sages encore énergiques). Ce combat synthétise bien des éléments de ce que racontent les épisodes I à III. Anakin Skywalker veut faire payer Dooku pour ses crimes. Encore trop impulsif, le padawan est mis à terre par la Force et le flegme de Dooku/Lee. Obi-Wan résiste un peu mieux. Mais, blessé par Dooku, il est sauvé in extremis par Anakin. Lors du combat, ce dernier se fait couper un bras. Le tout puissant comte mord encore et il faut l’intervention de maître Yoda pour sauver les deux jedis en péril. Même vieilli, il ne faut pas oublier que Lee aura survécu à la mort (Dracula) et aux expérimentations d’un savant fou (Frankenstein). Son comte Dooku ne pouvait qu’être redoutable. D’ailleurs, la mutation d’Anakin en Dark Vador fait largement penser à la créature de Frankenstein version Hammer. Dans l’épisode III, Dooku est sacrifié par Palpatine, sous le fureur d’Anakin Skywalker qui entame alors sa mutation en maître sith. Là encore, le rôle de Dooku cristallise l’un des enjeux majeurs de la saga.

Christopher Lee devient un passeur d’images. Dark Vador se place en méchant plus fort encore que Dracula ou la créature de Frankenstein. Dans un plaisir masochiste de cinéphile, Lucas détruit son cauchemar de jeunesse sous les coups de sa propre création du mal. Lucas est à Lee ce qu’Anakin est à Obiwan : un padawan en quête de grandeur.

saruman lee

L’homme qui a connu Tolkien

A peu près à la même époque, Christopher Lee se retrouve embarqué dans l’aventure un brin suicidaire de l’adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux, livre-hydre écrit un demi-siècle plus tôt par J.R.R. Tolkien. D’ailleurs, l’acteur londonien aura été le seul membre du casting à avoir croisé Tolkien de son vivant. L’écrivain et l’acteur partageaient cette image d’élégance à l’anglaise, mais aussi un passé de soldat : Tolkien aura été au front pendant la Grande Guerre, Lee aura participé à la dénazification de l’Allemagne.

« Ils auraient dû l’engager comme consultant, pas comme acteur »

Comme pour Star Wars, la présence de Christopher Lee a quelque chose de l’ordre de la transmission. Il y incarne Saroumane, magicien blanc autrefois allié de Gandalf et du bien, désormais séduit par les forces du mal dirigées par son maître Sauron1. Or, Sauron n’a pas d’incarnation physique, si ce n’est un grand œil au sommet d’une tour du nom de Barat-Dûr. Pour donner un visage au mal, Saroumane est parfait : traître, puissant, froid, malin. Qui mieux que Christopher Lee pouvait l’incarner ? A l’époque de sa rencontre avec Tolkien, ce dernier avait émis le souhait que Lee joue le rôle de Gandalf. Si Ian McKellen a finalement hérité du rôle, Saroumane est une sorte de version tourmentée de Gandalf. C’est un rôle bien plus ambivalent et sûrement plus passionnant à jouer. Il fallait bien un vieux briscard comme Lee pour lui donner toute sa consistance. Plus qu’un acteur parmi d’autres, Lee devint un puits de renseignements sur l’univers de la Terre du milieu, tant l’acteur connait le sujet sur le bout des doigts. « Ils auraient dû l’engager comme consultant, pas comme acteur », plaisante à ce sujet Viggo Mortensen (Aragorn dans la saga) dans un documentaire intitulé Christopher Lee, l’élégance des ténèbres.

C’est véritablement avec la saga du Seigneur des Anneaux que Lee redevient une icône. Une nouvelle génération le découvre. Le maitre du cinéma bis anglais se transforme en vieux sage bankable d’Hollywood. Quand bien même il ne faut pas minimiser son immense carrière, ces quelques figures emblématiques font de Christopher Lee un acteur qui restera dans les mémoires. « Pour être une légende, il faut être excessivement vieux ou mort », aurait déclaré tout en malice le comédien. Il fait partie depuis bien longtemps de cette légende.

1 Version extrêmement simplifiée de qui est Saroumane, que les tolkienophiles me pardonnent.