Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

On aurait dû pressentir la séparation des Innocents, survenue il y a 15 ans. Dans ce qui est longtemps resté leur dernier album, sobrement intitulé Les Innocents, les morceaux se succédaient froidement, sur un rythme binaire laissant entrevoir une probable fissure : à une chanson signée par JP Nataf répondait un morceau chanté par Jean-Christophe Urbain, chacun tirant tour à tour la couverture à lui au mépris de l’esprit de groupe. Les Innocents résonne aujourd’hui encore comme un entrelacs de deux albums solos, symbole absolu du divorce imminent qui couvait sans que le public acquis à la cause du groupe en soit au courant. Ils ont fini par nous laisser là, enfants abandonnés, nous condamnant à passer ce début du siècle à guetter les albums solos (Plus de sucre en 2004 et Clair en 2009 pour Nataf, aucun pour Urbain) et à caresser le doux espoir d’une reformation à laquelle on ne croyait pas réellement.

Il est assez stupéfiant d’apprendre que les deux hommes n’avaient jamais réellement été amis avant leurs retrouvailles en 2003, anciens collègues de travail pouvant désormais s’apprivoiser en dehors de tout cadre professionnel. C’est à ce prix que les Innocents se sont lentement reformés, avec d’abord l’envie de refaire appel aux musiciens de jadis, soudain balayée du revers de la main par cette passion amicale et artistique qui les a poussés à ne plus être que deux. Si les pochettes de Fous à lier (1992), Post-partum (1995) et Les Innocents (2000) donnaient toujours la part belle à leur compères, celle de Mandarine remet le duo au centre de tout, comme si plus rien ni personne n’existait autour. Comme s’ils assumaient enfin d’être égoïstes à deux.

Mille chausse-trappes invisibles au premier coup d’œil, mille jeux de mots émouvants mais indécelables avant la millième écoute.

La découverte émue de ce cinquième album (26 ans après un Cent mètres au paradis difficilement écoutable aujourd’hui) est extrêmement rassurante : l’esprit Innocents est bel et bien là. Certains des dix morceaux de Mandarine auraient tout à fait pu figurer sur Fous à lier ou Post-partum. On y sent une connivence, un désir de jouer avec les harmonies, et cette sempiternelle envie de voir la langue française comme une stupéfiante usine à sons, qui n’exclurait jamais le fond. Dans les paroles des Innocents, en particulier celles écrites par JP Nataf, il y a toujours eu mille trésors cachés, mille chausse-trappes invisibles au premier coup d’œil, mille jeux de mots émouvants mais indécelables avant la millième écoute. On en découvrira sans nul doute encore dans Mandarine un soir de l’an 2030, comme pour valider le fait d’avoir gardé l’album auprès de soi pendant toutes ces années.

Mandarine manque quant à lui de dérapages incontrôlés.

Ces retrouvailles sont rassurantes, c’est un fait. Elles emballent, réchauffent, mais elles ne subjuguent pas tout à fait. Car si Mandarine constitue une irréprochable brochette de ballades pop ciselées, il donne aussi l’impression que ce come-back si essentiel a légèrement bridé ses acteurs. Il y a quinze ans, chacun composait des chefs d’œuvre dans sa chambre avant de les imposer aux autres membres du groupe. À un Danny Wilde dévastateur répondait un Himalayas déchirant. La guerre d’égos qui ne disait pas son nom semblait donner envie à chacun de se transcender, de livrer une chanson plus sublime encore que celle du voisin. Sur Les Innocents, les divergences étaient marquées par des chansons absolument immenses ; sur Mandarine, les dix morceaux présentés ressemblent aux fruits d’un consensus béat entre deux artistes qui s’aiment et s’admirent plus que jamais. L’envie de faire simplement plaisir à l’autre n’aurait-elle pas un brin paralysé JC et JP ? Les deux albums solo de ce dernier avaient démontré qu’il était capable de se livrer à de folles envolées, de s’abandonner totalement au gré de morceaux marathons (les incroyables dix minutes de Seul alone). Mandarine manque quant à lui de dérapages incontrôlés.

Reste un album absolument impeccable qui en ferait rougir plus d’un, y compris outre Manche. Travaillés sans être surchargés, ces morceaux pop ne refusent pas le sucré, mais ne sombrent jamais dans la mièvrerie glucosée, d’autant que les paroles se chargent toujours de rétablir l’équilibre. Ce que l’on en comprend sonne plus sombre qu’à l’accoutumée, non loin des mots dépressifs et parfois macabres de Plus de sucre. La plus grande réussite du disque, un Petite voix rappelant les plus belles heures d’Albin de la Simone, porte en elle une infinie mélancolie, celle de l’être qui réalise qu’il aurait pu ne pas naître. Un morceau à écouter en position foetale avant reprendre du poil de la bête grâce à J’ai couru, tube en puissance tout comme un Love qui peut donnant envie de voir évoluer ces Innocents dans mille salles de concerts différents, des arrière-cours aux stadiums bondés, pour voir l’émotion mille fois renaître.

Expliquer à l’autre ce que l’on a imaginé de sa vie durant toutes ces années, lui confier son ardente volonté de « retrouver le geste frère ».

En filigrane, tout au long de ces dix chansons, il y a l’évocation de ce groupe qui renaît de ses cendres et assume inconsciemment ses balbutiements. Dès le premier single, Les philharmonies martiennes, il ne s’agit que de ça : expliquer à l’autre ce que l’on a imaginé de sa vie durant toutes ces années, lui confier son ardente volonté de « retrouver le geste frère ». Un autre morceau se nomme Les souvenirs devant nous, et tout est dit. Sur le dernier, Sherpa, chacun rend hommage à celui qui l’a porté sur son dos, avant de conclure (ou presque) par ces mots : « quelle équipe top ! ». Quelle équipe top, oui. Une équipe dont on n’espère qu’elle n’en est qu’au stade de l’échauffement et qu’elle prolongera ce beau come back en empruntant des routes pourquoi pas plus escarpées.