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Don Draper, alter-égo de Vic Mackey

Par Alexandre Mathis, le 14-09-2015
Cinéma et Séries

Il y a quelques semaines se terminait la septième et ultime saison de Mad Men, l’un des shows télé les plus marquants de ce début de XXIe siècle. Ultra-référencée, en films, en musiques, en imageries de la pop-culture, la série multiplie les angles d’analyses presque à l’infini. Parmi eux, une évidence surgit au fil des épisodes : et si Mad Men résonnait comme un cousin proche de The Shield ? A priori pourtant, rien de plus éloigné que ces deux Å“uvres.

Sous le vernis, la pourriture.

D’un côté, Mad Men se déroule dans le milieu de la pub des années 1960. L’ambiance cosy et ouatée se nacre d’apparats esthétiques charmants. Les costumes, les décors, le bon goût musical, tout nous caresse dans le sens du poil, à tel point que, malgré la fureur souterraine, on se verrait bien en « Mad Men » (surnom qu’on donnait à l’époque aux gens de la pub ), à siroter des whisky, à sortir dans des restaurants chics tiré à quatre épingles. Même la mise en scène, aussi discrète que brillante, joue de cet aspect. Le créateur, Matthew Weiner, s’inspire du langage et des codes du cinéma des années 60. Un travelling a son sens, l’introduction d’une musique aussi. Rien ne vient agresser l’oreille ou la vue. Seulement, se dessine en toile de fond toute une déconstruction de l’idéal américain, ce qu’on appelle communément l’ « American Way of life ». La pub abrite un monde de hyènes, les mÅ“urs des années 60 évoluent bon gré mal gré et ceux qui ne savent pas prendre le train en marche sont laissés sur la bas-coté. Sans jamais tomber dans le didactisme, la série dissout un à un tous les fantasmes de l’Amérique. La beauté apparente reste, comme pour dire : sous le vernis, la pourriture.

Si les modes opératoires divergent, les trajectoires convergent.

De l’autre côté, The Shield semble être l’exact opposé. L’intrigue se passe dans un quartier fictif de Los Angeles, Farmington, et se focalise sur un commissariat agité. Au sein de ce dernier, la « Strike Team » est une unité d’intervention féroce, aux méthodes douteuses : violence, corruption, meurtres. Si les résultats sont là, la morale en prend un coup. The Shield, c’est l’anti-« American Way of Life ». Le racisme, la corruption, la violence, la haine : ce portrait de l’Amérique contemporaine ne fait guère envie. La mise en scène appuie cette violence à coups de cadrage épaule, de zoom rapides et, pour mieux faire subir l’action au spectateur, le son de la scène suivante déborde souvent sur celle en cours ; ainsi, c’est comme si le spectateur avait toujours un train de retard, qu’il devait courir après l’action. Mais derrière cette approche rentre-dedans, The Shield dévoile des trésors de beautés, des échappées d’espoirs.

The Shield : une série pleinement dans la rue.

The Shield : une série pleinement dans la rue.

L’Amérique de The Shield est la même que celle de Mad Men, malgré des époques différentes. Si les modes opératoires divergent, les trajectoires convergent. Et ce, à travers leur (anti)héros central.

Mâles (presque) alpha

Il s’appelle Don Draper (Jon Hamm) et c’est un génie du monde de la pub, à la classe innée. Tout le monde se l’arrache, les femmes, en premier lieu. Il s’appelle Vic Mackey (Michael Chiklis) et se fait respecter des caïds, obtenant tout ce qu’il veut par son mode opératoire. Ces deux-là sont intimement liés, comme des alter-égos issus de milieux socio-professionnels différents.

Pour Don comme Vic, seul le résultat compte. Ils se dévouent à leur boulot jusqu’à y laisser leur santé, jusqu’à perdre leurs repères et leur famille. Leur audace, autant décriée que récompensée, en fait des pointures dans leur domaine. Surtout, ce sont des mâles virils, aux physiques imposants. Si Draper joue sur son élégance et sa mâchoire carrée, Vic ressemble à une brute de quartier : chauve, blouson en cuir, bras énormes et regard d’un bleu intimidant. Vic et Don incarnent chacun une vision du mâle dans son imagerie traditionnelle. Au bureau, tout le monde les écoute, tout le monde les respecte. S’il faut secouer la hiérarchie, dans la mesure du raisonnable, ils le font.

Don Draper en pleine éloquence.

Don Draper en pleine éloquence.

Pour preuve de cette approche virile, la première fois qu’on nous montre Vic Mackey, il intervient avec sa « Strike Team » dans la rue. Un petit bandit vient de voler de la drogue. Les flics le poursuivent, le rattrapent et plutôt que d’intervenir normalement, Vic lui inflige un coup de poing dans le ventre. Il relève le caïd, le met à poil dans la rue et récupère la drogue qu’il s’était accroché aux parties génitales. Vic l’humilie au passage par une remarque bien vexante : « tiens donc c’est quoi ça qui pend, on dirait que t’as une troisième couille ! » Cerise sur le gâteau, le flic garde la drogue pour lui. Elle lui sera utile comme monnaie d’échange avec un quelconque dealer qui pourrait lui filer des infos.

Don n’est donc pas présenté comme un travailleur qui, au passage, picole. Il est montré comme un alcoolique qui fait son travail en dehors du bureau.

La première image de Don Draper n’est pas beaucoup plus glorieuse. Il boit. Accoudé à une table de bar, il gribouille dans l’optique de trouver un slogan publicitaire. Don n’est donc pas présenté comme un travailleur qui, au passage, picole. Il est montré comme un alcoolique qui fait son travail en dehors du bureau. Et lui aussi transgresse une morale de l’époque : il discute avec un serveur noir. Un gérant vient voir le pubard pour savoir si ce serveur noir ne le dérange pas. Mais Don ne s’oppose pas à l’évolution des mÅ“urs, tout juste la subit-t-il, impuissant. La série suit l’émancipation raciale et surtout l’émancipation féminine. Sur ces deux sujets, Don les accepte sans broncher. Pourtant, son comportement avec les femmes en fait à priori le macho classique. Il laisse son épouse, Betty Draper (January Jones), s’occuper de la maison. Il la trompe, lui ment et use de son autorité régulièrement. Sauf que la réalité est plus ambivalente. Durant la saison 1, Betty émet le souhait de reprendre le mannequinat. Si Don grommelle et conseille à Betty de ne pas le faire, il la laisse prendre sa décision. Il n’oppose aucun véto. Plus original encore pour l’époque, Don refuse toute violence physique envers les enfants. Jamais il ne leur met une fessée ou une claque et quand sa femme use de cette méthode pourtant répandue à l’époque, il entre dans une colère noire. Le rapport de Don aux femmes est étrange. Il joue le mâle dominant, mais toujours avec une forme de respect et de sacralisation de la femme. Alors que les deux personnages féminins majeurs de Mad Men, Peggy (Elisabeth Olsen) et Joan (Christina Hendricks) parviennent petits à petit à avoir du pouvoir au sein des bureaux, Don Draper là encore encourage majoritairement cette prise de pouvoir. Il voit même en Peggy son héritière.

Don, homme à femmes ambivalent. Ici avec sa femme Betty.

Don, homme à femmes ambivalent. Ici avec sa femme Betty.

Vic aussi a droit à son ambivalence. Au milieu de son comportement de ripoux, il se refuse à violenter les femmes, mais trompe sa femme Corrine (Cathy Cahlin Ryan). Durant les premières saisons, il va jusqu’à protéger une prostituée, sans jamais lui demander de contrepartie sexuelle. C’est aussi un homme très à cheval sur la famille. Il la (sur)protège. Par ailleurs, son machiavélisme lui sert à arrêter de gros criminels et son action aide effectivement à sécuriser le quartier. Il traque les violeurs, les pédophiles, il offre une rédemption aux petits trafiquants. Il est en quelque sorte un fantasme du populisme policier. Plus d’une fois, ses interrogatoires musclés permettent de sauver la vie d’un enfant ou d’une jeune femme. A travers Vic, c’est tout un trouble viscéral qui s’agite en nous : à la fois fasciné par la morbidité, le manque de conscience morale de la série et estomaqué de se voir soutenir de telles raclures.

Rien n’est univoque, ce ne sont pas des séries-monochromes. Schématiquement, Vic et Don sont des gentils, mais des gentils avec des comportements d’ordure. Reste que ce sont des ordures qu’on aime énormément. Il n’ont pas tant à voir avec les Dexter et autres Tony Soprano qui, eux, sont des « méchants » manifestes avec un bon fond, à l’instar d’un Michael Corleone. Don Draper et Vic Mackey sont du bon côté de la barrière, celui de la loi et de l’entreprise légale. Difficile d’en faire de simple anti-héros. Et c’est pour ça que ceux sont les personnages les plus passionnants de la télévision américaine.

Vers une chute vertigineuse

Le plus intrigant entre Mad Men et The Shield, c’est que leurs structures respectives communiquent. Sept saisons chacune, avec des épisodes de 45 minutes et les faits les plus marquants aux mêmes moments.

Tenir tête à sa hiérarchie, quitte à mentir. Ici, Vic face à Aceveda.

Tenir tête à sa hiérarchie, quitte à mentir. Ici, Vic face à Aceveda.

Ce constat se vérifie dès le mensonge originel. Dans l’épisode 1 de The Shield, un certain Terry infiltre la « Strike Team » pour mieux la démanteler. Au terme de l’épisode, Vic l’abat froidement d’une balle au visage. Ce crime va poursuivre, tout au long de la série, Vic et sa bande, jusqu’à ressurgir dans la dernière saison. L’engrenage du mensonge est lancé. Chaque aventure sera l’occasion de se mettre dans le pétrin en mentant, en trichant, en changeant la réalité. Comme toujours pour Don, les choses semblent plus opaques. Or, là aussi, dans le premier épisode, on découvre la mythomanie facile du personnage à travers une petite scène. Don entame une série de pompes dans sa chambre. Il compte à voix haute (« trois, quatre, cinq… »). C’est alors que Betty entre dans la chambre ; dès lors, Don modifie son décompte : « quatre-vingt-dix-huit, quatre-vingt-dix-neuf, cent » et se relève fièrement comme un coq à peine essoufflé. L’image est faussé ; or, pour lui, seule l’apparence compte. Et derrière ce petit mensonge, c’est toute une série de secrets que cache Don. L’un d’eux, lourd à porter, va le hanter jusqu’au bout. Lors de la guerre de Corée, il a volé l’identité d’un officier tué accidentellement par sa faute. Don Draper n’est pas son vrai nom. Il y a quelque chose de terrible et de pathétique à voir ces personnages s’embourber dans leurs mensonges. Et pourtant, eux comme nous finissons par y croire, comme si on refoulait le réel. Une chose est sûre, cette spirale offre une tension permanente.

Deux autres évènements majeurs arrivent au même moment. A la fin de la saison 3, Vic comme Don divorcent sans avoir leur mot à dire. Pour le flic ripoux désormais, tout l’enjeu sera de voir ses enfants. Don a plus de mal avec son rôle de père, mais l’assume également. Reste que les deux entretiennent un rapport courtois et fort avec leur ex-femme. Si comme tous les divorcés, ils ne cessent de s’opposer, dans les moments les plus graves, une forme de bienveillance ressurgit.

Sorte d’acmé de la série, cette fin de cinquième saison confirme que quoi qu’il fasse, Vic traine toujours la mort avec lui.

Plus tragique, les dénouements des saisons 5 sont marqués par un événement similaire. Acculé par les soupçons de corruptions et par les gangs, la bande à Vic Mackey est sur le point de voler en éclat et de se faire prendre. Parmi eux, le plus en danger s’appelle Lem (Kenneth Johnson). Vic décide de l’aider à fuir au Mexique pour lui éviter la taule. Au terme de plusieurs épisodes d’une tension affolante, la situation semble s’arranger. C’était sans compter sur Shane (Walton Goggins), à la fois ami et némésis de Vic au sein de la « Strike Team », qui lâche une grenade dans la voiture de Lem. Sorte d’acmé de la série, cette fin de cinquième saison confirme que quoi qu’il fasse, Vic traine toujours la mort avec lui. En voulant aider son coéquipier, il l’a involontairement conduit vers la mort. En ayant inculqué comme valeur la violence et le machiavélisme absolu, Vic Mackey est de fait responsable du comportement de Shane. Don Draper a lui aussi une grosse responsabilité dans le suicide de Lane Pryce (Jared Harris) à la fin de la saison 5. Ce dernier, associé et co-fondateur de l’entreprise où est Don, se trouve acculé par les finances publiques britanniques. Pryce essaie dans un premier temps de régler sa situation discrètement. Il tente notamment d’octroyer une prime aux associés de l’entreprise – dont il fait partie. Or, les mésaventures inhérentes au business font capoter son plan. Pryce trafique alors un chèque en imitant la signature de Don Draper. L’apprenant, ce dernier invite son collègue truqueur à démissionner. En contrepartie, il ne révèle rien de sa manigance et lui évite l’humiliation. Or, risquant la prison et de fait un autre type d’humiliation, Pryce décide d’en finir. Il se pend dans son bureau au petit matin. En pensant aider un collègue qui l’avait trahi, Don l’a en fait poussé du bord du précipice.

Mis au ban

Saison 7, tout se dénoue, avec un goût de fin du monde. C’est la fin d’une époque. Don ne parvient pas à s’habituer aux nouvelles méthodes de travail. Son second mariage a échoué, ses enfants grandissent bien sans lui, sa vie n’a plus de sens. Même son éloquence d’antan ne fait plus le même effet. Les derniers épisodes montrent un Don abandonnant tout : boulot, fric, voiture, famille. Soudain, l’angoisse du vide l’assaille. L’Amérique avance, mais pas lui.

La destinée de Vic est plus terrible encore, digne des grandes tragédies grecques.

La destinée de Vic est plus terrible encore, digne des grandes tragédies grecques. Sa « Strike Team » n’existe plus : Shane se suicide avec sa femme, Lem est mort et Ronnie finit en prison, abandonné par Vic. Ce dernier confesse ses crimes en échange d’une immunité, au terme d’une tractation où le machiavélisme est poussé à son paroxysme. Vic se retrouve dans un bureau, sans arme, sans action, sans ami, ni famille. Il n’est plus rien.

Abandonné de tous.

Abandonné de tous.

Vic finit en costard, Don sans. Pour les deux, c’est une déchéance, une honte même. Un homme nouveau peut-il renaitre de là ? On regarde ces bêtes blessées avec empathie et cruauté. Ils nous en auront fait voir de toutes les couleurs. Au fond, tout se paye un jour. Sauf qu’ils ne payent pas de la manière qu’ils espéraient. Vic préfèrerait sûrement la mort. Don préfèrerait sûrement revenir dans le passé. La noirceur du final de The Shield, où non seulement Vic est à terre, mais où presque tous les personnages sont détruits ou mis à l’ombre, a de quoi laisser à bout de souffle. C’est sur ces cendres que Vic peut renaitre. Avant de quitter définitivement la scène, Vic prend quand même la peine de ressortir son arme à feu du tiroir et de la mettre à la ceinture. Retournera-t-il dans la rue ? Rien n’est moins sûr. La fin de Mad Men est faussement plus lumineuse, avec son plan final, qui précède une pub Coca-Cola de 1970, tel un écho cynique au fait que les codes de la contre-culture (ici le mouvement hippie) seront désormais systématiquement récupérés par la société de consommation. Tant pis pour ceux qui laissent la locomotive passer. Tant pis pour Don, abandonné là à son yoga et son sourire énigmatique. Avec ces dernières images, on pourrait croire que Vic comme Don pourraient remonter en selle. Mais, à part peut-être eux, qui y croit vraiment ?