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« C’est parce que nous n’avons plus rien à cacher que nous ne pouvons plus être saisis. Devenir soi-même imperceptible, avoir défait l’amour pour devenir capable d’aimer. Avoir défait son propre moi pour être enfin seul, et rencontrer le vrai double à l’autre bout de la ligne. Passager clandestin d’un voyage immobile. Devenir comme tout le monde, mais justement ce n’est un devenir que pour celui qui sait n’être personne, n’être plus personne. II s’est peint gris sur gris. »

Deleuze et Guattari, Mille Plateaux.

Gris sur gris, comme une peinture de Soulages où les noirs contrastent avec les autres noirs, la musique de Mark Fell est faite de milliers d’imperceptibles nuances et vibrations, de changements discrets et insaisissables. Les répétitions sont en fait des progressions subtiles, dans les rythmes, les mélodies. Chaque fréquence contribue à ce mouvement d’ensemble.

Casquette posée sur la tête, hirsute, Mark Fell est bien loin d’avoir le charisme de nombreux de ses camarades de Sheffield. Il n’a pas le côté dément de Richard D. James, il ne cultive pas le mystère d’Autechre ni le statut culte de LFO. Pourtant, il a entrepris depuis les années 90 un des travaux les plus intéressants dans les sphères des musiques électroniques : la déconstruire.

Où s’arrête la rave culture ?

À moins de deux heures de Sheffield, il y a Manchester et les premières raves dans les années 80. Des milliers de personnes se massent dans ces rendez-vous clandestins et dansent sur ce qu’on appelle alors Acid House et Jungle. D’un type de festival, la rave devient une culture, et sera une influence considérable sur les labels anglais (et Warp notamment, il suffit d’écouter les premières sorties de Squarepusher, d’Aphex Twin ou de Luke Vibert – elles transpirent l’acid house).

Les warehouse parties deviennent des événements massifs, avec ce qu’il faut de transgression pour unir les foules. Âge d’or fantasmé, elle est devenue cette institution qui remplit des festivals et fait vivre des DJs et des scènes entières (coucou Berlin). La rave culture est maintenant une économie.

Où se trouve la limite entre cette rave culture, véritable industrie lucrative et les musiques électroniques, qu’on renomme souvent « expérimentales » quand elles sortent des définitions et des formats classiques ? Pourquoi Mark Fell est souvent mis dans la seconde catégorie, étiquette « ne pas danser » collée sur le front ? Quand on se concentre sur la musique uniquement, Mark Fell est exactement à la frontière : sa musique est certes exigeante rythmiquement, mais elle prend souvent la forme d’un titre house traditionnel (une ligne de basse, un kick sur chaque temps).

Peut-être que la musique de Fell, et sa démarche métaphysique et philosophique font peur ? Du moins, Fell se retrouve toujours aux franges de la rave culture, les pieds dedans et la tête en dehors, de manière à la sonder, l’observer et la disséquer.

C’est ce qu’il fait depuis ses débuts avec son comparse Mat Steel, au sein de SND. Très vite mis dans la catégorie Glitch, parce qu’ils utilisent des outils de programmation pour faire sortir des sons improbables de leurs machines, le duo se démarque surtout par son approche des musiques électroniques. La musique de SND est non performative. Ce sont Fell et Steel, face à leurs ordinateurs, concentrés sur les sons. Ils n’utilisent pas de logiciels ou d’instruments, ils poussent leurs machines aux frontières technologiques pour en sortir du nouveau. Les glitchs en question deviennent les bases rythmiques et mélodiques de leurs compositions et se situent, encore une fois, aux limites entre rave culture (sons synthétiques, beats ciselés comme la jungle ou l’acid) et musique prétentieuse qui a sa place dans les performances artistiques des musées.

Fell se retrouve toujours aux franges de la rave culture, les pieds dedans et la tête en dehors, de manière à la sonder, l’observer et la disséquer.

La Boiler Room de SND est une excellente illustration de cette dichotomie : Fell et Steel, immobiles, impassibles, distillent une musique qui malgré ses nuances et quelques complexités, fait danser les heureux élus. La performance demeure pourtant décevante, parce que SND ne répond pas aux attentes habituelles de ce format. Ils sont immergés dans leur musique au lieu de faire partie de la foule et de « communier » avec les spectateurs. Cette non-performance, c’est là où Mark Fell veut être. Déjà pour ne pas influencer l’auditeur (la musique d’un DJ qui danse sur scène semble bien plus entraînante que la musique d’un DJ peine-à-jouir), mais aussi pour permettre une certaine réflexivité, et ainsi remettre la musique (house, techno, glitch ou peu importe) dans son contexte.

Déconstruction et dissection

La techno est une musique noire, issue de la pauvreté de Detroit et des conditions de vie des populations afro-américaines, du racisme ambiant. La culture rave est issue des classes ouvrières américaines et anglaises. La house est née dans les clubs gays américains de Chicago et New York et faisait danser les prostitué(e)s, transsexuelles et travestis.

Le contexte est important. À l’heure où toutes ces musiques voient leurs histoires romancées, on perd de vue le contexte de leurs naissances, on oublie leurs luttes originelles. Elles sont devenues des genres musicaux échangeables, remplaçables et utilisables à foison sans que personne ne se pose de questions sur leurs origines.

Les références à ces cultures sont nombreuses et décontextualisées. Stromae et son « Alors on danse » ? Une énième variation, raccourcie et appauvrie, d’un format techno où sons synthétiques et beats béats accompagnent un message cynique. Ironie suprême, ce titre imparable, parfait rejeton de cette rave culture anémique, se permet un regard critique sur la culture en question. Décontextualisées au maximum, que ce soit chez Stromae ou sur de nombreux labels réputés, on pourrait presque dire que les musiques électroniques sont devenues des coquilles vides, sans histoires, juste pensées pour le profit et les festivals.

En se posant aux intersections, Mark Fell entreprend une « déconstruction ». Il reconsidère, intellectualise et remet les musiques électroniques dans leurs contextes. Pas étonnant alors de le voir travailler avec Terre Thaemlitz aka DJ Sprinkles : les deux EPs Fresh Insights sont des fantastiques exemples d’une deep house classique, mais qui comme son nom l’indique, entend offrir de nouvelles perspectives sur le genre, en le recontextualisant notamment avec des discours politiques de Tony Benn, membre du parlement britannique placé sur l’extrême gauche de l’échiquier. Autres collaborations tout aussi intéressantes et significatives : Christian Fennesz sur FA ou plus récemment Gábor Lázár, sur lequel nous reviendrons plus tard.

Ce travail de déconstruction entend essayer de comprendre les musiques électroniques, aussi bien de manière historique (le contexte en question, donc) que technologique. Déconstruire la rave culture, c’est accepter que la musique électronique, qu’elle que soit le genre dont on parle, dépasse par définition une sorte d’utilitarisme : permettre de danser. C’est regarder la musique dans les yeux et y voir son enfance, son présent et son futur, dans les pires comme les meilleurs cas.

Mark Fell attaque cette entreprise de démolition avec un bagage philosophique considérable, mais pas de grands projets d’essentialisation. « Pour moi, la philosophie n’est pas tant de comprendre la vérité absolue des choses. C’est plutôt comment comprend-on les choses selon des descriptions différentes, voire même contraires », explique-t-il au magazine Electronic Beats en 2013. Là encore, le contexte prime. L’essence de la house ou de la techno ? Qui s’en soucie ? Ce qui l’intéresse, c’est la manière dont la musique est perçue, comprise et vécue.

Déconstruire la rave culture, c’est accepter que la musique électronique, qu’elle que soit le genre dont on parle, dépasse par définition une sorte d’utilitarisme : permettre de danser.

Il continue, quelques questions plus loin : « Je préférerai vraiment sortir les gens de l’expérience directe de l’émotion et les faire se demander ce qu’il se passe, les pousser à se demander ce qu’ils sont supposés ressentir, pourquoi et comment le ressentent-ils. Je suis plus intéressé par la curiosité et les gens qui se demandent ce qu’il se passe. Arriver avec des émotions et concepts déjà déterminés ne m’intéresse pas. » Ainsi, il entend confronter les auditeurs à une musique déconstruite, une musique qu’il a disséquée jusqu’à en extraire toute son histoire, et qu’il tente dans chaque production de retranscrire comme il peut. L’interrogation et la curiosité sont les moteurs, ce sont les gâchettes qui vont déclencher la réflexion, et donc la remise en contexte de son art.

Analyse dimensionnelle

Comment est-ce que cette déconstruction prend forme dans la musique ? On revient au gris sur gris. Devenir insaisissable, imperceptible et se « défaire de son propre moi ». Deleuze et Guattari, aussi pompeux soient-ils, décrivent plutôt bien la musique de Fell.

Sur le label Mille Plateaux (dont le nom est emprunté au livre de Deleuze et Guattari), sur Éditions Mego ou chez Raster Noton, Mark Fell prend un malin plaisir à complexifier les formats traditionnels de la house.

Sentielle Objectif Actualité (2012) ou n-Dimensional Analysis (2013) sont d’excellents exemples. En apparence, ils présentent des titres aux formats normaux, avec des accords qui accompagnent une ligne de basse, et des percussions. Il n’y a pas de sons plus étranges que d’habitude, cela sonne authentique. « Ce que je veux, c’est utiliser des sons faciles et techniques de production faciles à reconnaître, mais créer des modèles inhabituels. » Sa musique, c’est une déclinaison de toutes ces manières qu’ils utilisent pour défaire et déconstruire un titre ou un format originel. Une analyse dimensionnelle en somme, comme l’indique le nom de l’EP de 2013.

« Un objet peut être vu de beaucoup d’angles différents. C’est un moyen de pousser l’auditeur à se confronter au même travail sous différents points de vue. » Que ce soit en restructurant le format house traditionnel, ou en introduisant des changements subtils de modèles. On obtient alors des créations non linéaires (qui a dit Mille Plateaux ?), qui semblent être une répétition infinie d’un même objet, avec d’infimes variations. Du travail de SND à la collaboration avec Gábor Lázár sur The Neurobiology of Moral Decision Making qui vient de sortir, on retrouve cette formule.

Là où Mark Fell pourrait tomber dans un travail hermétique, complexe et autocentré, il réussit à maintenir un équilibre entre intellectualisation de sa musique et efficacité. Cette musique est faite pour danser, et réfléchir pendant que nos corps se déhanchent.

Éloge des limites

À la source de ce procédé (presque scientifique, si l’on y réfléchit), il y a la machine. Ou plutôt, les limites technologiques de la machine. Quand on traverse rapidement toute la discographie de l’artiste de Sheffield, on remarque les sons évoluent peu. Les structures varient du tout au tout, mais le son ne change pas. Mark Fell en 2015 sonne peu ou proue comme le Mark Fell de Sensate Focus ou de SND. Cela peut sembler étonnant : un artiste aussi concentré sur les infimes variations et la déconstruction d’un format devrait explorer de nouveaux sons et de nouvelles technologies.

Les limites technologiques sont une source de créativité. C’est parce que l’artiste se retrouve dans un environnement fermé, limité par ses outils, qu’il est forcé à innover.

À l’heure de Max/MSP, Supercollider et d’autres logiciels de programmation musicale à l’environnement ouvert, on pourrait penser que les possibilités sont infinies. Autechre ou Alva Noto, par exemple, utilisent avec brio ces technologies. Mais Mark Fell, dans un article publié dans le magazine Wire en janvier 2013, lève un point intéressant :

« Face à un espace ouvert hypothétiquement infini, nous commençons à construire des systèmes avec leurs propres espaces clos. Les utilisateurs de ces logiciels peuvent déclarer qu’ils sont attirés par cet espace ouvert, et pourtant les mêmes utilisateurs démontrent un intérêt plus significatif pour des systèmes plus étroits qui peuvent être construits avec ces outils. » Mark Fell enfonce le clou un peu plus loin. La technologie n’est pas une limite à l’imagination. « La première chose que les gens font quand ils rencontrent ces environnements soi-disant ouverts est de développer des variations de systèmes extrêmement limités ».

L’argument de Mark Fell est intéressant et s’inscrit en fait parfaitement dans son approche. Les limites technologiques sont une source de créativité. C’est parce que l’artiste se retrouve dans un environnement fermé, limité par ses outils, qu’il est forcé à innover. Fell prend l’exemple Phuture qui, en poussant et en expérimentant avec les limites du Roland TB303, a inventé le son de l’Acid House. Raisonnement par l’absurde : aurait-il pu créer ce son avec une infinité de possibilités dans un environnement ouvert ?

On en revient au contexte. Les musiques électroniques sont nées grâce à ces limites technologiques. Mark Fell les embrasse et utilise ces limites comme un moteur pour sa créativité. Si toutes ces œuvres sonnent plus ou moins de la même manière, c’est parce qu’elles utilisent les mêmes instruments. C’est dans le format et les modèles, dans l’expression des structures que la musique innove. C’est en essayant de sortir de ce carcan technologique qu’on innove. C’est en attendant les accidents et les surprises, c’est faire confiance au hasard dans le processus de création. Ces variations infinies des mêmes structures, ces changements subtils de rythme, cette exégèse des édifices qui font la musique électronique s’inscrit dans cette démarche.

Plus encore, c’est ce processus de création qui est important pour Fell, plus encore que le résultat final. Le résultat final n’est que l’expression des idées de l’artiste, filtrées et modifiées par les luttes et défis (politiques, technologiques ou autres) rencontrés pendant la création.

La musique de Mark Fell permet de danser, certes, mais elle transmet non pas une vérité absolue mais les instruments et outils nécessaires pour sa compréhension. Le corps et la tête peuvent alors communier. Adieu le cynisme de Stromae, adieu danser pour oublier.

Alors on danse ?

 

À lire sur le sujet :

– L’article dans Wire, Collateral Damage;
– L’interview de Mark Fell dans Wire #377;
– L’interview de Mark Fell dans Electronic Beats;