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L’admiration est une étrangeté. Elle s’écrit mal, ne se mesure guère et – soyons honnêtes – ne s’éprouve que très rarement sans une forme de frustration. Cynthia Fleury la décrit comme “une passion du cerveau avant d’être une passion du coeur, une faculté à déployer son regard hors de soi et d’y trouver matière à intérêt, à penser, à aimer”. L’admiration serait donc cette si particulière relation qui s’installe entre soi et le monde, une volonté étrange de créer un lien profond entre son intimité et ce que tout un chacun est libre de considérer. Un lien que l’on ne mentionnerait comme tel que dans le cadre d’un dévoilement, ou qu’on utiliserait pour se définir de manière plus précise dans le jeu de nos interactions sociales. Dans mon cas, les gens que j’admire ne se comptent que sur les deux mains, et pour la majeure partie d’entre eux, ce sont des auteurs ou des musiciens que j’ai commencé par lire ou écouter avant de les rencontrer. J’ai de l’admiration pour eux parce que soudainement, quand leurs œuvres font irruption dans mon quotidien, tous les déterminants d’une éventuelle sophistication personnelle s’effacent derrière un sentiment monolithique que je perçois comme de la gratitude. Pourquoi alors disséquer nos admirations ? Parce que je pense qu’elles parlent pour nous, et qu’elles s’inscrivent en marge de nos histoires comme des compléments de sens.

Ce que j’avais écouté dans le passé trouvait alors un écho rassurant dans le présent. C’est d’ailleurs le propre de ce sentiment qui n’a qu’une vie : on admire d’abord ce qui ne nous déçoit pas.

Je ne me rappelle pas vraiment de la première fois que j’ai écouté la musique de Jean Fauque. Je veux dire, sa voix et ses textes, pas les chansons qu’il a pu écrire pour Alain Bashung et qui constituent encore aujourd’hui pour la majeure partie du public, la seule raison de sa notoriété. En revanche, je me souviens parfaitement des premières lignes que j’ai écrites en essayant de définir l’émotion qui me traversait quand j’écoutais “Bal perdu” ou “Prière de parfumer”. Dans un premier temps, il y avait tous ces mots qui semblaient rester en surface, comme si la scénographie de ces morceaux ne pouvait s’écrire que sur un plan, une très fine avant-scène, manifeste et objective. Une structure narrative volontairement limitée, dont ceux qui ne verraient là que des chansons en français, légèrement nostalgiques, pourraient se satisfaire. Et puis, à force d’enchaîner les écoutes, j’ai découvert les calembours, les doubles sens, les combinaisons de sonorités… comme on déchiffre des messages codés. “Héros de naguère, dans ce bal perdu, que faisais-tu ?” Il y avait sous mes yeux un grand tiroir à double-fond que je pensais naïvement être le seul à pouvoir explorer. J’admire Fauque aujourd’hui – et c’est là qu’il faut reparler de gratitude – parce qu’à ce moment précis de ma vie, il m’a montré que la langue pouvait être un terrain de jeu, un espace où les mots s’agrègent et, par le jeu de la métaphore, enrichissent notre perception du réel. Je ne l’admire pas parce qu’il aurait accompli ici une prouesse quelconque, mais justement parce que plus tard, quand je l’ai rencontré, j’ai retrouvé chez lui cette sensibilité que je pressentais, et peut-être, dans un moment d’égarement, une profonde aptitude à dire nos inconstances. Ce que j’avais écouté dans le passé trouvait alors un écho rassurant dans le présent. C’est d’ailleurs le propre de ce sentiment qui n’a qu’une vie : on admire d’abord ce qui ne nous déçoit pas.

Il y a quelques semaines, mon amie Isabelle Chelley m’a interrogé selon ce format qui lui est cher : “S’il ne devait rester qu’un seul morceau, quel serait celui que tu sauverais ?” J’y repense encore aujourd’hui parce que cette interrogation tourne dans ma tête comme s’il était possible que je revienne sur ma réponse, et que l’on me donne à chaque fois la possibilité de me redéfinir. Et honnêtement, entre Jean Fauque et Dominique A, je n’ai pas choisi. Admirant l’un et l’autre pour des raisons différentes, j’aurais eu l’impression de leur faire une infidélité. Quelque temps plus tard, j’ai étrangement repensé à la “Villa Triste” de Patrick Modiano et au personnage de Victor Chmara, ce jeune antihéros venu se perdre aux confins de la frontière franco-suisse, espérant tant bien que mal fuir la conscription. Chmara m’avait touché parce que c’est un jeune homme qui ne sait qu’admirer. C’est un observateur qui n’envisage pas une seule seconde d’occuper la place que ses amis Yvonne et René seraient prêts à lui laisser. Il préfère rester dans l’ombre et leur offrir le meilleur des publics. Fou amoureux d’Yvonne et de ses ambitions, fasciné par les manières et les mystères de René, mais aussi hanté par l’idée d’être reconnu, retrouvé, débusqué, Chmara n’existe qu’à travers les frasques frivoles et pécuniaires de ses deux camarades. Il admire véritablement leur audace, leur indécence à être au monde, leur inconséquence. Mais quand il se décide finalement à abandonner l’ombre, Chmara se retrouve seul. Lâché sur un quai de gare, assis dans un train, forcé de tirer un trait sur ses deux icônes. Froidement, il prend conscience de l’impermanence de l’admiration, et du piège qui est tendu à ceux qui se jettent dedans à corps perdu.

On n’admire plus parce qu’on aspire à être autre que soi, on admire parce qu’on a compris qu’on n’y arriverait pas, et que ce n’est pas grave.

Si j’ai pensé à Chmara, c’est parce qu’il me semble que nos admirations sont représentatives de ce que nous choisissons ou pas de faire de nos vies. Elles incarnent ce vers quoi l’on aimerait tendre, ce que l’on s’interdit parfois, ce qui nous est aussi inaccessible. L’âge évoluant, l’admiration se décline pourtant en un sentiment plus raisonnable : on n’admire plus parce qu’on aspire à être autre que soi, on admire parce qu’on a compris qu’on n’y arriverait pas, et que ce n’est pas grave. Il n’est pas question de se résigner ni de faire le deuil d’une vie qu’on aurait pu avoir. Il est question d’envisager l’admiration comme un outil, une tentative d’identification et d’appropriation des traits de son modèle. Le philosophe Charles Coutel, dans une étude du travail de Condillac, détaillait : “En imitant sans copier ni singer, l’homme devient un individu dans le contact constant avec autrui. La volonté d’imiter éloigne du modèle dans la volonté même de s’en rapprocher. Remarquer le modèle oblige à s’en démarquer. On devient soi dans l’effort pour imiter autrui.” C’est cet apparent divorce qui m’intéresse ici, et qui pose nécessairement la question suivante : peut-on vieillir sans tuer ses objets d’admiration ? Je pense que oui. Jean Fauque, Dominique A et Patrick Modiano sont encore vivants, c’est donc que j’ai fini par résister.

En revanche, l’œil que l’on porte sur ceux que l’on admire change nécessairement au fil du temps, et même si tout nous pousse à toujours à avancer (vers quoi ?), nous dépasser (pourquoi ?), il est bon de pouvoir compter sur des repères. “Il y a des êtres mystérieux, toujours les mêmes, qui se tiennent en sentinelles à chaque carrefour de votre vie”, écrivait Modiano, encore une fois dans “Villa Triste”. C’est avec cette lucidité et ce semblant de détachement qu’il faut, à mon sens, envisager de considérer ses icônes.