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Neverhome de Laird Hunt : l’homme qui aimait les femmes

Par Esther Buitekant, le 14-10-2015
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2015' composée de 13 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2015. Voir le sommaire de la série.

J’étais forte, lui pas, c’est donc moi qui partis au combat défendre la République.

Alors que la Guerre de Sécession vient d’éclater, Ash Thomson rejoint l’armée de l’Union et part au combat pour défendre la liberté. Il est un soldat parmi les autres et se distingue par son talent de tireur et son courage. Sous l’uniforme, l’arme, le paquetage, Constance est là. Elle dissimule sa véritable identité pour devenir le soldat que sa condition de femme lui interdit d’être. Dans son Indiana natal, loin de la violence du champ de bataille, dans un territoire en proie à d’autres violences, son mari Bartholomew l’attend. Chacun son rôle et son destin. Constance prend les armes alors que son mari, de constitution plus fragile, veille à la survie de leur ferme. Elle est solide, a de grandes mains et la force de ceux qui se battent parce que la nécessité de le faire s’est imposée à eux.

Au combat, personne ne la reconnaît, exception faite des femmes qui croisent sa route. Pour ses camarades, elle est « Galant Ash », surnom gagné lorsque le vaillant soldat donne sa veste à une jeune femme. Puis Constance est blessée après une terrible bataille et ne parvient pas à retrouver son régiment. Elle erre, sans son habit de soldat, dans la campagne ravagée par la guerre, peuplée de fantômes et de revenants. Comment regagner la douceur de son foyer à présent que la guerre est si profondément ancrée en elle ? Si elle écrit en permanence à son mari, c’est à sa mère décédée qu’elle confie ses doutes et ses peurs dans un récit où rêve et réalité se confondent. Constance tue ou sauve, se révèle tantôt sentimentale ou dure. Elle est une femme forte dont la quête est sans fin.

Si Constance est le soldat, sa force et son courage ne sont jamais opposés à une hypothétique faiblesse de son mari

Neverhome est le sixième roman de l’écrivain américain Laird Hunt. Avec ce portrait de femme, il interroge à la fois la mémoire de ces femmes soldats de la guerre de Sécession et l’actualité brûlante du combat qu’elles ont mené contre l’esclavage, un écho troublant avec l’Amérique d’aujourd’hui dont les démons semblent plus vivaces que jamais. Laird Hunt fait à nouveau entendre la voix de ceux que l’histoire a délibérément oubliés. Comme il l’avait fait dans son précédent ouvrage, Les Bonnes gens, brillant roman sur l’esclavage où il donnait tour à tour la parole à deux femmes, l’une noire, l’autre blanche à différents stades de leur existence. Il s’est inspiré ici d’un recueil de lettres de Sarah Rosetta Wakeman, une femme engagée dans la guerre de Sécession sous le nom de Lyons Wakeman. Un ouvrage offert par sa femme il y a près de 20 ans. L’effort de guerre des femmes, dans leur foyer ou sur le front, demeure systématiquement minimisé. Constance, dont on devine les blessures, du suicide de sa mère au décès d’un enfant, quitte un foyer tendre pour une vie d’errance sur des champs de bataille jonchés de cadavres. Mais elle le fait parce qu’elle n’a pas le choix, tout son être la pousse à partir. Si Constance est le soldat, sa force et son courage ne sont jamais opposés à une hypothétique faiblesse de son mari. Elle est forte, lui pas. Il sait danser, elle sait se battre. Les passages dans lesquelles elle se remémore leur rencontre puis la demande en mariage sont un sommet de délicatesse et cet homme, qui n’a à offrir que sa « sueur et des zinnias », est comme Pénélope attendant son Ulysse. Constance l’audacieuse et la farouche, à qui sa mère a appris à toujours tendre l’autre joue, demeure quant à elle habitée par les souvenirs douloureux : « Ils étaient toujours là pourtant, ces bruits, ces odeurs et ces visions, ils me travaillaient, me rongeaient la moelle tels des vers dans leurs tunnels. » La guerre ne la guérit pas et de nouveaux fantômes prennent place aux côtés des anciens. Constance est une héroïne inoubliable. Le lecteur la suit, bottes aux pieds, dans la boue, dans sa cellule, marchant sur le bas-côté d’une route au beau milieu de la nuit. La beauté du récit tient aussi à la langue magnifique de Laird Hunt, où le ciel, la terre, les arbres et les étoiles forment une partition jouée à la perfection. La dureté des scènes de bataille, la douleur des blessures, la violence du meurtre, tout n’est que brièveté et fulgurance. Mais plus encore, l’intensité se niche dans ces instants de rêverie au cœur de la bataille lorsque Constance suspend son souffle et son récit, s’attardant sur les bruits de la nature ou les feuilles qui l’empêchent de compter les étoiles.

« Je m’accroupis un instant et raclai la surface tendre. Je m’allongeai sur le flanc, l’oreille contre le sol. Avec le soleil pour couverture. Dans l’oreille, l’air qu’une des fillettes m’avait chanté. La terre sous mon corps semblait lourde. Comme si elle pouvait se mettre à chuchoter. Chuchoter quelque secret. Je m’endormis et rêvai que le monde était arrivé à sa fin. »

Au fil du roman et à mesure qu’elle se rapproche de chez elle, se débarrassant peu à peu de son costume d’homme, Constance est pourtant en proie au doute. Elle espère « refaire connaissance » avec son mari, mais mesure à quel point le retour est impossible, mesure aussi combien ces soldats qu’elle a combattus ne sont que l’expression la moins brutale de la barbarie esclavagiste. La guerre de Sécession est une période que nous, Français, connaissons mal. Une guerre civile qui a pourtant duré quatre ans et fait plus de 600 000 morts. 150 ans plus tard, cette liberté chèrement gagnée vacille chaque jour un peu plus. Pas une semaine où l’actualité ne relate les violences faites aux Afro-Américains aux Etats-Unis. La ségrégation a pris une autre forme, mais la page n’est tournée pour personne, particulièrement dans les Etats du sud. Neverhome nous rappelle que cette guerre a fasciné et fascine encore les écrivains américains, par son actualité bien sûr mais aussi parce qu’elle est une formidable source d’inspiration. Si nous sommes surpris de constater que Constance s’exprime librement lorsqu’elle écrit à son mari, l’explication est simple : l’armée n’exerçait aucun contrôle sur le courrier des troupes. Il existe donc des milliers de missives de soldats envoyées pendant toute la durée du conflit. Ces témoignages sont une matière brute, souvent touchante, et donnent à cette guerre une coloration unique.

Un magnifique portrait de femme dont le souvenir est à son image : d’une grande violence et d’une infinie délicatesse

Élevé par sa grand-mère dans une ferme de l’Indiana après le divorce de ces parents, Laird Hunt confiait dans une interview à Libération en 2014 : « Je crois que les histoires qu’on doit raconter ce sont les histoires de femmes ». Inspiré par ces quelques centaines de femmes, noires ou blanches, dans les deux camps, qui ont pris les armes pendant cette guerre, Neverhome est un livre épique et intime. Un magnifique portrait de femme dont le souvenir est à son image : d’une grande violence et d’une infinie délicatesse.

Au milieu d’un jardin près d’un arbre fruitier, se dresse une serre. Constance s’étonne de la mauvaise qualité du verre avant de comprendre que ces carreaux sont en réalité des plaques de verre photographiques : « C’est alors que le soleil déchira les nuages et vint illuminer une centaine d’images-portraits ». Des soldats, des femmes, des paysages désolés. Le soleil donne un coup de projecteur éphémère sur ces visages qu’un nuage, puis la nuit, et enfin le temps qui passe feront définitivement disparaître. Sous la plume de Laird Hunt, les traits de Constance sont eux, plus clairs encore qu’au premier jour.


Il n’y a parfois vraiment qu’une feuille de papier entre l’écrivain et l’homme, c’est d’autant plus vrai avec Laird Hunt qui a accepté de répondre à quelques questions avec une grande disponibilité. Voici donc un question-réponse fait d’un côté et de l’autre de l’Atlantique.

C’est la voix de Constance qui demeure tout au long de Neverhome, même lorsqu’elle combat sous une identité masculine. Comment l’écrivain homme que vous êtes a-t-il trouvé les mots pour donner vie à cette voix de femme ? Cela vous a-t-il donné une grande liberté ou au contraire des contraintes particulières ?
La voix de Constance a mis dix ans à parvenir jusqu’à moi. Mais une fois qu’elle était là – et elle est arrivée sous la forme de la première phrase du livre, qui n’a jamais changé – alors l’écriture du livre pouvait commencer. La clarté avec laquelle elle me parvenait m’a conforté dans l’approche que j’avais choisie. Bien sûr, certains détails ont nécessité un ajustement à la relecture, mais depuis le début je connaissais non seulement le son de sa voix mais aussi les choses qu’elle allait dire. Dans la première ébauche du manuscrit, il s’agissait presque d’un travail de retranscription. Elle parlait et je prêtais l’oreille. Plus tard, lors du processus de relecture et de corrections, le personnage a dû se mettre à m’écouter un peu aussi !

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez choisi de mettre en lumière ces femmes soldats de la guerre de Sécession ?
L’histoire est faite d’oublis et parfois – la plupart du temps en réalité – ce sont des oublis délibérés. Dans le cas des femmes soldats, cela résulte à la fois de l’indifférence et du mépris pour l’effort de guerre des femmes mais aussi d’une volonté, après la guerre, de le minimiser. Les femmes soldats qui s’étaient pourtant battu avec beaucoup de courage, parfois même plus que les hommes, n’avaient pas leur place dans le récit de cette guerre. La «Cause perdue »* évoquait justement le noble effort des habitants du Sud, les hommes soutenus par leurs courageuses épouses restées à la maison, pour préserver leur mode de vie. Avec Les Bonnes Gens, j’avais déjà commencé à m’intéresser à ces aspects moins connus de l’histoire américaine et il m’a semblé naturel de poursuivre dans cette voie. Mais je dois préciser que j’y ai réfléchi seulement après le début de mon travail sur ce roman. Je ne commence jamais un livre à partir d’un thème mais toujours avec un personnage, la combinaison inattendue d’une voix et d’une énergie, qui me pousse à écrire.

Quelle est la place de la guerre de Sécession, une période que l’on connaît très mal en France, dans l’Amérique d’aujourd’hui ? Un pays dont l’actualité est encore marqué d’un racisme très fort alors que cette guerre est terminée depuis plus de 150 ans.
C’est exactement ça : 150 ans plus tard, nous sentons encore le contrecoup de cette guerre, les divisions qu’elle a provoquées, les questions qu’elle a posées quant à notre capacité à vivre, en tant que « nation sous le même dieu » ou même simplement à partager le même ciel. En dépit du succès de la campagne très médiatisée pour enlever le drapeau des Confédérés de la capitale de Caroline du Sud au cours des derniers mois, il n’est pas utile d’aller bien loin, même dans le Nord, pour retrouver ce symbole. La guerre civile est encore très présente ici, peut-être même plus que jamais. Le Sud est en majeure partie républicain. Les jeunes noirs y sont encore perçus comme une menace que les autorités ne savent traiter qu’avec violence. La position des femmes au sein des forces de l’ordre et de l’armée est encore loin d’être égalitaire. Le chemin à parcourir est énorme.

Vous qui avez vécu en France et parlez très bien le français, quel travail avez-vous mené avec Anne-Laure Tissut, la traductrice de Neverhome ? N’avez-vous jamais été tenté d’écrire en français ?
J’ai traduit avec Anne-Laure Tissut un court roman d’Arno Bertina intitulé Brando, My solitude et je n’exclus pas de réitérer l’expérience à l’avenir. Anne-Laure est une excellente traductrice. En ce qui concerne mes livres, et en dehors des questions qu’elle peut avoir, je la laisse libre de la création du texte en français. Marie-Catherine Vacher, mon éditrice chez Actes Sud, est également une lectrice de l’anglais très avisée et elle joue un rôle majeur dans ce processus. Lorsque j’ai vécu en France il y a quelques années, à Strasbourg puis ensuite à Paris, j’ai pensé écrire en français mais lorsque je suis parti j’ai finalement mis de côté cette idée.