Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Un amour impossible de Christine Angot : nous nous sommes tant aimés !

Par Arbobo, le 12-10-2015
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2015' composée de 13 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2015. Voir le sommaire de la série.

Un amour impossible a les qualités d’un bon Angot. Il happe, mais ne fait aucun cadeau. Quoique… on y reviendra, aux cadeaux.

Le titre du livre est remarquable. Par sa simplicité. Par sa richesse. Car il fournit la plupart des pistes d’explication possibles. Il n’y a pas un mais des amours impossibles. Impossible, la relation entre ces deux adultes aux attentes incompatibles et aux mondes si éloignés. Impossible, l’amour entre le père et la fille, remplacé par une relation incestueuse imposée et destructrice. Impossible, l’amour entre la mère et la fille, brisé par tant de culpabilités.

Un titre sobre, mais qui ouvre quantité d’interprétations, une sobriété de façade, cela convient bien à Angot, qui cache scrupuleusement la complexité de son œuvre sous un style le plus épuré possible.
Dans Un amour impossible, on peut parler de nous. Car tout livre d’Angot parle de nous, et nous remet en question, c’est en cela toujours un objet limite qui fait tomber les frontières de la littérature. Mais qu’il contienne un propos ouvertement politique est une surprise. Ce qui l’emporte, au bout du compte, est l’offrande à sa mère et la générosité dont Christine Angot fait preuve.

On sait ce qui surviendra. On connaît le crime, la dégueulasserie, on sait qui la commet

Avec Christine Angot, ce que nous savons précède l’ouverture même du livre. Je me demande parfois comment la lisent des personnes qui ne connaissent rien d’elle et de son oeuvre. Celles qui lisent un livre, tout simplement, au lieu d’entrer dans l’échange avec le “sujet Angot”. D’ailleurs la simplicité de son style fonctionne en partie grâce à cela. On sait ce qui surviendra. On connaît le crime, la dégueulasserie, on sait qui la commet, à peu près quand et combien de temps.

La lecture parait d’autant plus paisible, ou faussement paisible. Car le coup tombera, c’est certain. Nous guettons avec angoisse l’heure du crime, le moment où le père commettra l’inceste. Mais elle nous parle d’amour. Cet amour, reconstitué patiemment, à partir de bribes, un amour compliqué mais vivant et sincère. Qu’Angot soit capable de reconstituer la part de légèreté de son enfance, l’amour sans ombre qui la lie à sa mère Rachel, l’ordinaire de son quotidien, est prodigieux et glaçant. Prodigieux car l’inceste a balayé ce bonheur tendre et causé l’enfer. Glaçant, aussi, parce que ce qui rend Angot unique est là : elle crée une relation, exigeante, entre elle et nous. La lire nous questionne, nous met en cause même à de nombreuses reprises. Nous individuellement, et nous la société.

Rarement, peut-être jamais dans ses livres, Christine Angot n’avait à ce point explicité sa pensée, sa vision politique. En quelques pages, tout est dit en termes limpides. La domination. La lutte des classes, ses rapports de forces inégaux, ses dés pipés. Une haute bourgeoisie imbuvable qui s’arroge tous les droits, et se pense au-dessus du droit. Et des femmes. Car c’est aussi une vision féministe qu’Angot formule sans dire le mot, où se révèlent les proies inconscientes d’un jeu de dupes, un jeu pervers dont la jouissance provient de la domination et la négation d’autrui. Regardez qui ils sont, nous dit-elle. Regardez ce qu’ils font, ce qu’ils nous font. Et c’est de bien autre chose que d’inceste qu’elle parle alors. Et ce n’est pas d’une histoire particulière ou de sa vie qu’elle nous parle ainsi, mais de la société tout entière. Quelle leçon, de la part de celle dont le nom fut à lui seul synonyme de ce qu’il fut de bon ton d’appeler “autofiction”. Christine Angot n’a de cesse de le dire, d’interview en interview : la vérité est dans la littérature.

C’est donc de littérature qu’il s’agit, malgré tous les faits, malgré toute la source autobiographique. Sans chercher de comparaison sur le style, avoir une source d’inspiration personnelle et s’y tenir, y revenir sans cesse, c’est ce qu’on célèbre chez Modiano, c’est ce qu’on savoure chez Woody Allen. Oui elle y revient, de livre en livre, à cette histoire, si proche du vécu, tellement nourrie de détails véridiques, qu’on croit la connaître aussi bien qu’elle. Erreur.

La transparence du style, cette “écriture blanche” dont parlait Camus, ici elle a pour but premier de se faire oublier. Plus le style se fait invisible, plus nous sommes de plain pied avec Christine Angot, personnage de ses livres, plus nous sommes dans la littérature, dedans, immergés, au lieu d’être tenus en dehors par des tournures trop voyantes. Deux éléments ressortent, deux dimensions importantes du travail littéraire de l’auteure.

Il y a cette manière de ne pas offrir le déballage annoncé.

D’abord il y a, ces répétitions, ces mots, ces tournures, qui reviennent, par rafales, une fois, deux fois, trois fois, qui tournicotent et qui s’accrochent. C’est simple. Mais cet usage de la répétition, avec parcimonie, n’a rien d’un hasard. On insiste sur ce qui cloche. Cela confine parfois à l’obsession. Ce qui nous obsède, nous ne l’avons pas résolu, “ça” résiste. “ça” ne passe pas. Il faut il revenir, réessayer, s’y reprendre à plus d’une fois, faire semblant d’y renoncer, laisser reposer mais savoir qu’on y reviendra, encore, encore, encore. Ce sont les détails inattendus qui révèlent l’obsession, dans ce livre. Et puis il y a cette manière de ne pas offrir le déballage annoncé. Appeler un livre “L’inceste”, ce n’était pas rien. Lorsqu’on l’avait en mains, on savait déjà beaucoup de choses sur celui qu’a subi Angot. Mais… il n’en sera pas question dans le livre, si peu, à peine, comme si elle nous disait, “c’est bien ça que vous êtes venus chercher? vous n’étiez donc pas venus lire de la littérature?” Une fois encore, Angot ne nous donnera pas ce que nous savions déjà. Dans Un amour impossible, le coeur du livre démontre tout le possible, toute la vérité de plusieurs amours, entre ses parents malgré les embûches, entre mère et fille ensuite, durant de longues années. Elle parvient même à nous faire comprendre (pas justifier) l’inconcevable.

Lorsque le coup est porté, un autre livre débute. Le tournant, ce n’est pas cette annonce dont nous connaissions d’avance la teneur. Angot parvient à nous surprendre. Une phrase suffit. La mort du père. S’écroule alors la fiction dans laquelle nous avons baigné, celle d’une histoire avec de très jolis hauts, des bas très durs, mais d’une vie qu’on pourrait ne pas regretter. Ce récit là, celui que la mère aurait pu rapporter, à quelque chose près, vole en éclat. Le récit fait place à un échange, aux engueulades, aux incompréhensions, aux évitements, aux réconciliations. « Il » n’est plus là. Plus là pour s’arroger de briser le tabou sur sa fille. Plus là pour laisser espérer à Rachel qu’il reviendra vers elle.

Un beau livre d’amour qu’elle offre à cette mère.

Tout le récit adopte le point de vue de la mère. Malgré “Christine”, malgré le “je” de la narratrice, et l’expression de ce qu’elle ressent, par bien des aspects nous lisons “le livre de ma mère”. Ce déplacement ne saute pas immédiatement au yeux. Pourtant un tel déplacement du regard est d’importance. Même la dernière partie du livre, celui de la jeune femme émancipée de sa mère, celui de la distance qui s’est creusée entre elles, ne déplace pas complètement le point de vue du côté de Christine. Car au fond, cette dernière partie tend vers la réconciliation finale, nous ramène à la mère.
C’est à n’en pas douter un beau livre d’amour qu’elle offre à cette mère, mère dont elle dit en interview qu’elle ne peut la pardonner, et qu’elle ne doit pas la pardonner. C’est pourtant un acte d’amour immense, d’une tendresse non feinte, qu’elle lui offre dans ce livre.

J’avais quasiment délaissé Angot après Quitter la ville. Je la retrouve, et avec sa lecture un mélange de sensations contradictoires, l’affection et l’inconfort, un inconfort dont je me suis peut-être préservé en évitant de la lire durant des années. Je la retrouve ici, impressionnante l’air de rien, émouvante. Et je réalise combien elle m’avait manqué.