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The Walk : le cinéma pour mémoire

Par Erwan Desbois, le 02-12-2015
Cinéma et Séries

Sans jamais le formuler explicitement, mais en le faisant vivre avec doigté en filigrane de son récit, Robert Zemeckis aborde à travers The Walk le même sujet que George Clooney gâchait dans des proportions effarantes dans Monuments Men. En plus des milliers de morts et de drames individuels qu’elle provoque, la guerre est facteur d’annihilation de quelque chose de moins concret et néanmoins universel, qui nous concerne tous en tant que membres de l’humanité : l’art. Quatorze ans après l’attaque contre le World Trade Center, et le profond traumatisme qui a suivi celle-ci, Zemeckis pense qu’assez de temps a passé pour permettre d’évoquer une autre perte irrémédiable causée par la destruction de ces tours jumelles, celle de la mémoire du chef-d’œuvre exécuté par Philippe Petit le 7 août 1974. À l’aube de cette journée, le funambule français a effectué quatre allers-retours sur un câble tendu entre les toits des deux gratte-ciels, à plus de quatre cents mètres au-dessus du sol. Cette performance artistique inouïe était vouée à être éphémère et unique ; mais ceux qui l’ont accomplie, rendue possible, ou simplement vue ne pensaient pas qu’ils vivraient plus longtemps que le lieu ayant servi de scène au prodige.

Ayant (trop) classiquement pour point de départ l’enfance de Petit, The Walk va progressivement s’élever avec son protagoniste : plus ce dernier accrochera son câble haut, et plus Zemeckis se montrera juste et captivant. La première partie du film, qui sacrifie le plus aux codes du biopic pour narrer les années de formation de Petit, est ratée – mais avant tout inutile. Zemeckis s’embourbe dans ses tentatives de donner vie à des évènements qui, dans le cadre du récit, n’ont d’autre finalité qu’utilitaire : exposer comment son héros a cultivé et perfectionné son don, comment son équipe s’est constituée autour de lui. Comment, en somme, il en est arrivé à être celui qui se présente à l’entrée du World Trade Center l’après-midi du 6 août pour mettre en place « the coup ». Mais rien de tout cela ne nous intéresse véritablement (ce qui compte est la performance exécutée en pleine lumière, pas sa genèse anonyme à plusieurs milliers de kilomètres de la scène) ; pas plus que cela n’intéresse Zemeckis lui-même, qui expédie certaines séquences (la traversée entre les tours de Notre-Dame de Paris, réduite au rang d’anecdote) et force le trait sur d’autres, pour les rendre chatoyantes et allègres mais frôlant plus d’une fois le ridicule, avec son Paris chromo en proie à des clichés et des effets numériques malhabiles.

The Walk grimpe d’un coup plusieurs échelons lorsqu’il trouve enfin son unité de lieu, de temps et d’action en pénétrant par effraction dans les Twin Towers. Les rails du film de braquage lui servent de rampe de lancement parfaite, à mesure que Petit et ses complices déroulent leur plan de malfaiteurs amateurs. Tout ce qui pourrait alors aller de travers se produit, ce qui engendre un calvaire pour les personnages mais une bénédiction pour le film, ainsi doté d’un suspense allant grandissant et agrémenté de scènes saisissantes, par exemple quand Petit et un acolyte sujet au vertige se retrouvent piégés plusieurs heures sous une bâche, en équilibre sur une poutre au-dessus du vide. Au terme de cette ascension semée d’embûches jusqu’au toit, le moment tant attendu de la marche sur le fil arrive en catastrophe (en retard sur son planning, Petit n’a plus le temps de tergiverser) et néanmoins à l’instant idéal – chauffés à blanc par la succession de renversements de fortune, nous sommes plus que jamais prêts à partir à l’assaut du vide avec Petit et Zemeckis.

Ce qui suit est une parenthèse touchée par la grâce, preuve que le cinéaste est parvenu à reproduire aussi fidèlement que son art le permet l’instant de suspension magique vécu au petit matin du 7 août au sommet et au pied du World Trade Center. L’ambition de Petit était simplissime dans sa formulation (une ligne tracée entre deux tours) et inimaginable dans sa concrétisation ; il en va de même pour celle de Zemeckis avec The Walk, à savoir faire s’asseoir le spectateur non plus dans son siège mais sur le câble du funambule, et même nous faire faire quelques pas en compagnie de ce dernier. Infiniment plus inspiré qu’au début du film, Zemeckis tire le meilleur des effets spéciaux, des images de synthèse, du cinéma pour nous mettre de la sorte aux premières loges, afin d’admirer ce qu’a réalisé Petit sur son fil : un accomplissement d’une beauté inouïe, si irréelle qu’elle confine à la magie. Il nous fait ressentir pleinement à quel point il s’agissait là d’un moment spécial et extraordinaire ; d’un geste artistique universel parce que s’adressant à tout un chacun, sublimant l’humanité en repoussant ses limites vers le haut (à tous points de vue).

Ce qui rend The Walk précieux est que son auteur unit à la beauté de l’acte de Petit la nostalgie dont il est porteur. Alors même qu’il se déroule, que l’équilibriste va et vient sur son fil où plus rien ne semble pouvoir le contrarier (par opposition aux multiples contretemps de la nuit précédente), chacun prend conscience qu’il ne revivra jamais rien de tel. Petit, ses associés, son public, ses « victimes » même – policiers, responsables de l’immeuble – prennent soin de profiter autant que possible de ce fragment de beauté pure qui leur est tendu. Mais tandis qu’ils croient avoir « à vie » (ainsi qu’il est indiqué sur le pass offert à Petit pour accéder aux tours) quelque chose qui leur rappellera ce moment, le recul dont dispose Zemeckis lui confère le savoir tragique qu’il n’en sera rien. Le World Trade Center, investi de la mémoire de l’exploit de Petit par celles et ceux qui étaient présents ce jour-là, va s’effacer du paysage où sa présence est pourtant si évidente tout au long du film. Comme si la Lune elle-même disparaissait, et avec elle le souvenir des missions Apollo. Le terrorisme barbare a privé l’humanité de la trace d’un miracle que l’art lui avait offert. Le final de The Walk se teinte ainsi d’une mélancolie bouleversante. Zemeckis nous indique ce qui a été perdu, tout en lui redonnant vie sous une forme à la fois imitée et fidèle. La forme que permet d’obtenir le cinéma.