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« Bartabas a inventé ce qui n’existait pas. Il façonne avec ses mains fortes et graciles de la splendeur éphémère. Ce rebelle que le chamanisme a pacifié, ce nomade que l’équitation a conduit à l’extase, cet ambitieux dont la patience a été l’arme secrète, ne ressemble à personne, sauf à lui-même, qui reste une énigme. » Jérôme Garcin, Bartabas, Roman

Le grand cheval frison qui a donné son nom au théâtre n’est plus. Mais Bartabas, lui, est toujours là. Infatigable créateur, il continue d’imaginer, de bousculer les codes et d’inventer des spectacles uniques et sans équivalent. Cette année, le Théâtre Zingaro est de retour avec On achève bien les anges (Élégies), une épopée équestre et poétique portée par la musique de Tom Waits. Le titre du spectacle est une référence explicite au titre du livre d’Horace McCoy On achève bien les chevaux où des couples participent à un marathon de danse jusqu’à l’épuisement. Ici ces anges que l’on achève sont les animaux destinés à l’abattoir, élevés pour mourir… et nous nourrir.

Chez Zingaro, près du Fort d’Aubervilliers, rien n’a changé ou presque depuis 30 ans. Il faut franchir la grille, monter quelques marches et laisser la ville derrière soi. Il y a l’odeur du bois et de l’encens, les chevaux que l’on entend sans les voir. Et le souvenir des spectacles d’hier. Les Cabarets équestres emplis d’une joie virevoltante, le final bouleversant d’Éclipse, Calacas et ses courses effrénées. Pour ceux qui, année après année, reviennent ici comme on retrouve un être aimé, l’émotion est intacte. Dans la grande salle de restaurant où le public se masse avant le début de la représentation, les éléments de décor rappellent la diversité de l’œuvre construite par Bartabas depuis trois décennies. Le temps a déposé sur ce passé une fine couche de poussière, pourtant il suffit de lever les yeux pour revoir les oies joyeuses de Loungta.

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Les spectateurs prennent place. On chuchote, on observe. Puis le noir se fait. On entend le souffle des chevaux qui envahissent la piste, seuls en scène, indifférents. Ils se roulent, nous ignorent, se chamaillent. Du ciel, lentement, des anges descendent. Créatures blanches aux ailes fragiles, ils s’installent sur le dos de ces chevaux à la robe foncée. Le ballet peut commencer. Les spectacles de Bartabas ne suivent jamais une narration classique. Il ne raconte pas une histoire mais plusieurs histoires qui se succèdent. Pendant deux heures, et en dépit de quelques longueurs, les tableaux s’enchaînent et à la voix rocailleuse de Tom Waits succèdent les notes de Bach, Kurt Weill ou Olivier Messiaen. Bartabas était quasiment absent de ses spectacles depuis plusieurs années. Cette fois, sa grande silhouette habite l’arène. Il a vieilli et ça lui va bien. Le cavalier fascine et l’on se souvient de cette confidence à son ami Jérôme Garcin : « Les chevaux, je ne leur chuchote rien à l’oreille. Je les écoute. » Alors on le regarde les écouter et obtenir d’eux la perfection. Certains des cavaliers du spectacle accompagnent l’évolution de Zingaro depuis 20 ans, d’autres ont rejoint le Théâtre il y a peu. Mais ils forment une troupe faite de personnalités complémentaires, hétéroclites. Des hommes, des femmes, des âges, des physiques, des présences. Bartabas est l’un d’eux : ivre, pendu, aveugle, il noue ici avec Tom Waits une véritable complicité teintée d’ironie. Les tableaux où il apparaît viennent scander le spectacle et il reprend peu à peu la place qui est la sienne.

Avant de pénétrer dans le grand théâtre de bois, le spectateur patiente au son d’une improbable fanfare. Des musiciens que l’on retrouvera tout au long du spectacle. Hommage à Fellini, ces clowns blancs et rouges, grotesques et magnifiques, surgissent de l’obscurité et délivrent leur message, plus politique qu’il n’y parait. Derrière sa roulotte, un boucher-confiseur propose « du hallal, casher, bio ou Dieu sait quoi… » Plus tard, ce seront des personnages en burqas bleues, perchés sur des échasses, qui navigueront, fantomatiques, au milieu des chevaux et d’un cimetière fait des croix de toutes les religions. La religion, un thème récurrent dans les spectacles créés par un Bartabas qui aime s’amuser des symboles. Mais dans On achève bien les chevaux, c’est l’ombre des attentats contre Charlie Hebdo qui plane. Une folie à laquelle Bartabas répond par la poésie et l’humour, la seule réponse qui vaille lorsque le monde déraille.

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Sur cette scène de sable, en contrebas, trente et un chevaux dont Le Caravage, Tintoret et Soutine. Des animaux magnifiques aux noms de peintres, artistes de la piste, accompagnés d’un âne, d’une mule ou d’un poney shetland volant. C’est aussi cela les spectacles de Bartabas, le burlesque qui surgit d’un tableau poétique. Comme il le confiait l’été dernier dans une interview donné à Paris Match : « (…) travailler avec des chevaux, c’est quand même être relié au passé ; il y a de la nostalgie dans ce savoir de spécialiste. L’ordinateur ne me sert à rien pour dresser un cheval. » Sa force est là : continuer d’inventer au rythme des chevaux et construire des parenthèses hors du temps, à l’image de ce nuage de mousse qui envahit la piste à la fin du spectacle et abolit la frontière entre le ciel et la terre. Pourtant, c’est à notre présent que « On achève bien les anges » (élégies) fait écho, aussi sûrement que les sabots du Caravage sont ancrés dans le sable de la piste.